La science économique au service de la société

Des goûts et des couleurs dans le « Village Global » ?

TRIBUNE Thierry Verdier, Des goûts et des couleurs dans le « Village Global » ?

Chaire Associée à PSE, Ingénieur Général École des Ponts

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L’impact de la mondialisation sur nos valeurs, nos goûts et nos préférences suscite un certain nombre d’inquiétudes, que ce soit dans la société civile, les politiques ou les milieux académiques. Allons nous, comme le dit le sociologue George Ritzer, vers une « Mc Donalization » de nos sociétés où la recherche d’efficacité économique conduit inexorablement à une convergence de nos goûts pour des hamburgers, jeans et autres musiques « normalisés et standardisés » ?
Observe-t-on au contraire, comme l’avance le politologue Samuel Huntington, une résilience irréductible des valeurs et spécificités culturelles, provoquant conflits et tensions entre civilisations emportées dans les flots de la mondialisation ? Ou encore doit-on avoir la vision plus optimiste de l’anthropologue Jan Nederveen Pieterse ou de l’économiste Tyle Cowen reconnaissant l’évolution permanente de formes culturelles fruits d’un processus incessant de « mélange et création destructrice » associés aux échanges et contacts entre les peuples ?
Un regard sur les enquêtes d’opinions sur un ensemble de valeurs culturelles dans le monde (The World Values Surveys) permet d’apporter des éléments de réponse à ces questions. On peut en effet, à partir de ces enquêtes, élaborer des mesures de « distance culturelle » bilatérales entre pays. Ces dernières sont intuitivement fondées sur la construction d’indices de « fractionnement d’opinions » calculant la probabilité que deux individus choisis au hasard dans une paire donnée de pays n’expriment pas le même point de vue sur certaines dimensions culturelles. C’est ce que nous faisons dans un article récent en collaboration avec Nicolas Maystre (UNCTAD), Jacques Olivier (HEC–Paris) et Mathias Thoenig (HEC Lausanne). L’inspection de ces indices pour un échantillon de 63 pays sur la période 1989-2004 montre alors que pour la plupart des valeurs parcourues par l’enquête, il existe une tendance générale à la convergence mondiale sur la période considérée. Les données suggèrent aussi que ces variations temporelles des distances culturelles sont positivement associées aux flux commerciaux entre pays, et ceci même après la prise en compte de variables telles que flux migratoires, flux d’information et caractéristiques bilatérales structurelles non observables entre pays. Sur le chemin de l’intégration commerciale, le monde convergerait donc en termes d’expression de ses valeurs culturelles !
Mais comment interpréter cette relation ? On peut évidemment penser que des peuples partageant les mêmes goûts ou valeurs tendent à échanger plus intensément entre eux. Et donc la similarité des préférences induirait plus d’échanges internationaux. Plus en accord cependant avec les inquiétudes exprimées sur l’impact culturel de la mondialisation, on peut aussi imaginer que le commerce mondial induit une forme de convergence et standardisation de nos préférences et valeurs culturelles. Un cadre rigoureux qui permette d’argumenter en ce sens doit cependant dépasser l’approche économique traditionnelle selon laquelle les préférences individuelles sont parfaitement définies et invariantes dans le temps. Contrairement à l’article célèbre écrit par les deux prix Nobel d’économie Gary Becker et George Stigler, « De gustibus non es disputandum », il nous faut discuter des goûts et des couleurs !
En s’appuyant sur des travaux formels d’anthropologie évolutionniste et de dynamique de populations, nous présentons, dans ce même article, un cadre conceptuel intégrant le changement culturel au sein de la théorie traditionnelle du commerce international. Nous étudions ainsi la dynamique jointe entre profils culturels entre pays et structure mondiale de l’offre de produits et nous montrons comment cette dynamique amène simultanément à une augmentation continue du volume des échanges et une baisse continue des distances culturelles bilatérales, en conformité avec l’observation des données.
Au delà de la question de la mondialisation et de la diversité culturelle, ce travail s’inscrit dans une perspective récente et dynamique intégrant le facteur « culture » dans le cadre conceptuel de l’analyse économique. Fidèle à l’esprit du Labex OSE, cette ligne de recherche s’ouvre donc aux avancées des autres sciences sociales et amène les économistes à la construction d’outils conceptuels et quantitatifs leur permettant d’interpréter de façon moins « désocialisée » le monde dans lequel nous vivons.


Article issu de la Lettre PSE n°17 :

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