La science économique au service de la société

(Itw) J-F Laslier : « Le déficit démocratique n’est pas une fatalité »

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Jean-François Laslier, Membre associé à PSE, directeur de recherche CNRS
Quelles sont les questions qui sous-tendent l’ensemble de vos recherches ?
J-F Laslier : L’objectif général de mon travail est de comprendre la démocratie à la fois dans son principe et dans ses institutions. C’est pourquoi mes travaux portent tantôt sur des questions abstraites d’agrégation des préférences ou de théorie de l’égalité, et tantôt sur la modélisation de la compétition électorale. De plus, je veux à la fois considérer la démocratie dans ses réalisations collectives et observer les opinions et actions des individus. C’est ce dernier point qui m’occupe en ce moment et m’a amené vers l’Economie Expérimentale. Je m’intéresse donc à la démocratie du point de vue des individus : quelle relation le citoyen entretient-il avec la démocratie ? Comment utilise-t-il les institutions ? Comment les fantasme-t-il, et à quel point y est-il attaché ? Cette recherche est fondée sur la conviction que le « déficit démocratique » - qui se traduit notamment par la défiance de la société envers certaines de nos institutions collectives - est en partie un déficit de compréhension. Les scientifiques et enseignants ont un rôle particulier à jouer pour que les institutions démocratiques soient comprises : il s’agit à la fois d’en énoncer les principes et d’en expliquer les réalisations effectives ou possibles.

Pourriez-vous présenter en quelques mots les objectifs et particularités de votre spécialité - à savoir l’expérimentation en sciences politiques ?
J-F Laslier : Cette spécialité a hérité de l’économie expérimentale et de la « Political Psychology ». Ce qu’on nomme « expérience » consiste à observer les comportements individuels dans des environnements plus ou moins contrôlés et plus ou moins dé-contextualisés. Le laboratoire permet un excellent contrôle et oblige le chercheur à apurer ses idées, un peu comme pour un modèle formel. Revers de la médaille, les idées peuvent être si « pures » qu’elles en perdent leur pertinence. Je travaille donc aussi en contexte, par exemple à l’occasion d’élections réelles. Mon sujet privilégié étant les modes de scrutin, j’ai travaillé In Situ, dans des bureaux de vote, et sur Internet ; le lecteur intéressé par les possibilités d’enquêtes libres en ligne pourra consulter les sites préparés en France pour l’élection présidentielle de 2012 (http://voteaupluriel.org/) ou les élections européennes de 2014 (http://eurovoteplus.eu/).

A travers vos différentes recherches, qu’avez-vous appris sur les citoyens et leur rapport à la politique ?
J-F Laslier : Si je ne rejoins pas entièrement la sociologie politique qui tend à minorer la rationalité des citoyens (je défends l’idée qu’ils réfléchissent et s’adaptent sans peine à différents systèmes) mes recherches et le corpus associé indiquent que les comportements politiques forment une sphère en partie autonome. Par exemple il n’est pas possible de reproduire avec des incitations financières le phénomène de la participation. Ceci étant, même si les citoyens peuvent s’en jouer individuellement de manière intelligente, les institutions sont loin d’être toutes équivalentes ! D’où la nécessité d’une ingénierie politique, qui diffère à la fois de la philosophie normative traditionnelle (« tels sont les termes du contrat social ») et de la sociologie moderne descriptive (« voila ce qui se passe »). Certaines choses sautent aux yeux : si vous observez par exemple l’histoire politique des pays francophones d’Afrique de l’Ouest depuis la décolonisation, vous noterez que ceux-ci ont emprunté à la France un système d’élection présidentielle à deux tours. Ce dernier a certainement ses vertus, mais par nature il divise régulièrement le pays en deux camps : les soutiens de A doivent être les adversaires de B et les soutiens de B les adversaires de A. Difficile d’imaginer pire ! Les citoyens comme les hommes politiques comprennent bien le problème, mais ils sont piégés par l’institution.
Vos recherches aboutissent-elles à des recommandations « politiques » ?
J-F Laslier : Il m’est arrivé de travailler à des recommandations concrètes pour la question de la représentation des Etats Membres au Parlement Européen, mais il est exceptionnel d’avoir à résoudre une question aussi bien définie et circonscrite. Au contraire, les réformes institutionnelles profondes résultent de processus complexes, qui se concrétisent généralement lors de crises - la demande et la nécessité des changements s’imposant alors. Même en France, où nous avons la manie de la réforme, le phénomène est rare, ce qui est d’ailleurs souhaitable, chaque changement étant coûteux. Disons que les intellectuels garnissent les rayons des magasins à idées et, de temps à autre, les gens viennent s’approvisionner. En tout cas, toute évolution majeure du système politique doit être portée par les hommes/femmes politiques. Les philosophes et scientifiques s’épuiseraient dans cet exercice et y perdraient leur impartialité.