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Jean Tirole : PSE se réjouit que le prix Nobel récompense un économiste conduisant ses recherches en France

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Lundi 13 octobre, la Banque Royale de Suède a décerné son prix en la mémoire d’Alfred Nobel, qui récompense des travaux académiques en sciences économiques, à Jean Tirole, professeur à Toulouse School of Economics. Pierre-Yves Geoffard, directeur de PSE-Ecole d’économie de Paris, analyse pour Libération la signification de cette récompense, ainsi que les capacités de la France à attirer des chercheurs aussi prestigieux.
Interview réalisée par Florent Latrive (13/10/14).

Piketty, Tirole, une « French touch » en économie ?

Pierre-Yves Geoffard, directeur de l’Ecole d’économie de Paris et chroniqueur à Libération, analyse le prix de la banque de Suède en mémoire d’Alfred Nobel obtenu ce lundi par Jean Tirole. Un titre prestigieux accordé après d’autres bons résultats symboliques obtenus récemment par des économistes français : le succès international du livre de Thomas Piketty, ou encore la présence de sept Français sur la liste des 25 économistes jugés influents par le Fonds monétaire international. Lire cette interview sur liberation.fr


Comment résumer les travaux de Jean Tirole qui lui ont valu le prix Nobel ?
Jean Tirole reçoit le prix Nobel essentiellement pour ses travaux sur la concurrence, la régulation, la concurrence imparfaite et l’organisation industrielle. Il a produit de nombreuses analyses, qui insistent sur les asymétries d’information entre différents acteurs et comment ces asymétries empêchent le marché de fonctionner « naturellement ». C’est presque la norme : il y a peu de situations où le marché fonctionne spontanément, où la concurrence et la régulation par les prix sont naturelles, aussi bien quand on appelle un plombier – on a tous vécu ça, on n’y connaît rien, le plombier si – qu’à la commande publique par un Etat. L’objectif est à chaque fois de trouver les régulations – par le contrat ou la loi – qui permettent de mieux faire fonctionner le système. Jean Tirole a systématisé ces analyses à de très nombreux secteurs.

Comment le classer ? Plutôt libéral ? De quelle nuance ?
Il est très soucieux de ne pas apparaître partisan, il est plus du côté recherche académique, plus du côté des doutes que des certitudes. De fait, ses analyses ne produisent pas de résultats aussi clairs que la classique théorie offre et demande, où en gros on laisse le marché faire puis l’Etat redistribue les revenus. Ce modèle est très éloigné de la réalité et les travaux de Jean Tirole donnent des réponses variées : parfois il faut ouvrir les marchés à de nouvelles entreprises, parfois renforcer l’intervention publique par d’autres formes de régulation.

L’économiste américain Tyler Cowen a résumé aujourd’hui les résultats de Tirole par : « it’s complicated »…
Oui, si on veut analyser un phénomène un peu finement, on n’arrive pas nécessairement à des messages simples… Jean Tirole adopte une attitude sceptique sur la bienveillance de l’action publique, ce qui pourrait le classer parmi les libéraux, mais il affiche aussi une méfiance vis-à-vis du marché. Le marché ne fonctionne pas si bien que ça, mais l’Etat non plus. L’approche de Tirole fait la part belle aux motivations individuelles, et aux acteurs individuels. C’est libéral au sens où il s’appuie sur l’individu, il veut comprendre comment les individus se comportent et en déduire la manière dont les organisations fonctionnent, bien ou mal.

Un prix Nobel d’économie après le succès mondial de Piketty avec son livre « le Capital au XXIe siècle »…. Il y a une « French touch » en économie ?
La conjonction de ces succès est frappante. Mais les approches de Tirole et Piketty sont complémentaires. Tirole est vraiment un théoricien, qui tente au regard de phénomènes donnés d’en dégager des traits et des structures. Piketty n’est pas du tout dans la même démarche, il inscrit ses travaux dans une perspective historique, travaille sur des jeux de données très importants et applique des traitements statistiques. Ensuite, il tente d’en tirer des leçons générales voire des recommandations politiques. Cela montre la diversité de l’école française, même je ne suis pas sûr que l’on puisse généraliser en parlant ainsi.

Dans la liste des économistes les plus influents, il y avait tout de même sept Français…
Ce qui me frappe le plus, c’est que parmi les sept économistes distingués – tous passés par l’Ecole d’économie de Paris, d’ailleurs – il y en a six qui font leur carrière en dehors de la France. Ce n’est pas forcément une catastrophe, mais tous ont fait une bonne partie de leurs études en France et presque tous ont choisi de faire des carrières à l’étranger. Tirole et Piketty ont fait une partie de leur carrière aux Etats-Unis et ont fait le choix de revenir. C’est un choix courageux, ce n’est pas simple de revenir à Toulouse après avoir enseigné au Massachussets institute of Technology. Il faut faire encore plus attention aux réseaux. Et les conditions de travail, de revenus ne sont pas les mêmes. C’est une des contributions de la TSE (Toulouse School of Economics, dirigée par Tirole) et de la PSE (Paris School of Economics) d’avoir réussi à construire au sein du paysage universitaire français des endroits aussi stimulants intellectuellement que les meilleurs départements d’économie américains ou européens. Mais également d’avoir réussi à proposer des rémunérations et des conditions relativement attractives, même si elles ne sont pas équivalentes.

Les prochains Nobel français d’économie, selon vous ?
C’est forcément très subjectif. Mais clairement Roger Guesnerie le mériterait, dans les plus seniors qui ont marqué la discipline par une œuvre dense, intéressante, profonde, avec une pensée un peu en dehors des sentiers battus. Et après, les noms qui circulent : Philippe Aghion, qui enseigne à Harvard, fait partie de ceux qui sont dans la cour des très grands ; et dans la génération suivante, il y en a plusieurs, dont évidemment Piketty mais il est encore très jeune… Son bouquin est absolument majeur, ça va générer des milliers de travaux complémentaires, des milliers de vocations.
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Adresse initiale de cette interview :
http://www.liberation.fr/economie/2014/10/13/piketty-tirole-une-french-touch-en-economie_1120932