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L’aquaculture remplacera-t-elle un jour la pêche ?

TRIBUNE Katheline Schubert, L’aquaculture remplacera-t-elle un jour la pêche ?


Chaire associée à PSE, professeur à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

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Il peut sembler étrange que l’aquaculture n’ait pas encore remplacé la pêche, comme l’élevage a remplacé la chasse il y a déjà 8 000 ans à l’époque du néolithique.
Mais elle est peut-être en passe de le faire. L’augmentation de la population mondiale et du niveau de vie dans les pays en développement entraînent une demande croissante de protéines animales. Parallèlement, l’état des stocks mondiaux de poissons de mer est fortement dégradé : selon la FAO, environ 60 % de ces stocks sont pleinement exploités et 30 % sont surexploités. L’aquaculture peut-elle prendre le relai ? Les positions des experts divergent fortement sur ce point. L’aquaculture est tantôt présentée comme la panacée pour sauver les populations de poissons sauvages tout en fournissant des protéines animales pour l’alimentation humaine, tantôt comme une fausse bonne idée, désastreuse sur le plan environnemental et à l’avenir incertain.
La première position semble confortée par les évolutions récentes : l’aquaculture est l’industrie alimentaire qui a connu la plus forte croissance au cours des trois dernières décennies (8,8 % par an en moyenne), et elle a fourni en 2010 47 % de la production de poissons destinés à l’alimentation humaine.
La seconde position ne manque pas non plus d’arguments : les fermes aquacoles provoquent la destruction des habitats naturels et l’érosion de la biodiversité locale ; l’élevage de poissons produit une très grande quantité de déchets divers (matières fécales, fertilisants, antibiotiques…) qui, s’ils sont rejetés sans traitement, provoquent des dommages sur les écosystèmes locaux.
Enfin, et peut-être surtout, les espèces d’élevage communes dans les pays occidentaux, saumon, bar ou daurade, sont très carnivores : leur alimentation nécessite une quantité considérable de poissons sauvages d’espèces de faible valeur économique dites fourragères (harengs, sardines, maquereaux etc.), sous forme de farines et d’huiles. Le fameux FIFO (« fish in-fish out »), ratio qui donne le nombre de tonnes de poissons sauvages nécessaires pour produire une tonne de poissons d’élevage, varie beaucoup selon les espèces, mais il est clairement supérieur à 1 pour les poissons d’élevage carnivores et peut atteindre des valeurs très élevées (entre 1,5 et 5 selon les études pour le saumon, bien plus pour le thon rouge).
J’examine ces questions dans un article Is aquaculture really an option ? (1). Le modèle théorique présenté comporte deux stocks de poissons sauvages en accès libre (2) et un secteur aquacole concurrentiel. L’espèce composant le premier stock de poissons est destinée à l’alimentation humaine, tandis que l’autre est une espèce fourragère destinée à nourrir les poissons d’élevage. Des interactions biologiques (3) de type proie-prédateur existent entre les deux populations : l’espèce visée pour la consommation humaine, de niveau trophique élevé, se nourrit de l’espèce fourragère, plus bas dans la chaine alimentaire. Par ailleurs, poissons sauvages et poissons d’élevage ne sont pas perçus comme parfaitement substituables par les consommateurs, et sont en concurrence sur les marchés. L’article analyse l’impact de l’introduction de l’aquaculture sur les stocks de poissons sauvages, la consommation de poissons, les prix et l’utilité des consommateurs.
Quand les interactions biologiques sont modérées, c’est-à-dire quand le prédateur dépend relativement peu de la proie pour son alimentation, l’introduction de l’aquaculture s’avère bénéfique à long terme : elle augmente la satisfaction des consommateurs en permettant une augmentation de l’offre et une baisse des prix, et allège la pression sur les stocks de poissons sauvages destinés à la consommation humaine.
Les résultats sont profondément différents quand les interactions biologiques sont fortes. La population de poissons sauvages destinés à la consommation humaine diminue suite à l’introduction de l’aquaculture, car cette dernière lui fait concurrence pour son alimentation en puisant dans les proies pour nourrir les poissons d’élevage. Le prix du poisson sauvage augmente tandis que l’offre diminue. Il est même possible que le bien-être des consommateurs baisse, bien que davantage d’options leur soient offertes, car les pêcheries en accès libre ne sont pas exploitées de façon optimale.
Pour finir nous explorons les conséquences d’une amélioration de l’efficacité de la technique de production aquacole. Depuis les années 1990, les professionnels de l’aquaculture cherchent à diminuer le FIFO en remplaçant les farines et huiles de poisson par du soja ou des céréales dans l’alimentation des espèces habituelles, ou en élevant des espèces moins carnivores. Cependant, les observations disponibles montrent que les consommateurs des pays occidentaux préfèrent les poissons carnivores, à la fois pour leur goût, leur texture, et pour les propriétés de leur chair (la présence d’oméga-3 par exemple). Augmenter l’efficacité de l’aquaculture revient alors à élever des poissons que les consommateurs aiment moins, et peut ainsi avoir des effets contraires aux effets recherchés.
(1) Document de travail, 2014, co-écrit avec Esther Régnier (Université Paris 1 Panthéon Sorbonne)
(2) Hypothèse raisonnable compte tenu des faillites actuelles de la régulation de la pêche sauvage
(3) Les interactions biologiques représentent les liens entre les différentes espères. On parle également de relations réciproques au sein d’un écosystème.

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