La science économique au service de la société

ONG et firmes multinationales au cœur de la mondialisation

Par Pamina Koenig et Thierry Verdier

Pamina Koenig est Membre affilié à PSE, Professeur à l’Université de Rouen
Thierry Verdier est Chaire associée à PSE, Ingénieur Général Ecole des Ponts-ParisTech

  • Ce texte est issu de la Lettre trimestrielle n°23 (sept 2015) de PSE - disponible en ligne ou en pdf
  • Une version longue a également été publiée le 12 novembre sur theconversation


Si la mondialisation des processus de production est souvent associée aux pratiques des firmes multinationales, elle est également synonyme d’un autre phénomène important : l’émergence d’organisations non-gouvernementales (ONG) de plaidoyer. Ces groupes, spécialisés dans une cause éthique ou sociale, alertent consommateurs et citoyens à propos de certaines pratiques des entreprises (ou des Etats).
Depuis le début des années 2000, les économistes s’intéressent à ces ONG dont le comportement diffère non seulement d’une logique pure de marché, mais aussi de celui du secteur public. Une partie importante de la littérature s’interroge notamment sur les motivations sous jacentes au fonctionnement de ces organisations (1). Elle discute aussi le rôle des incitations auxquelles ces entités font face dans les nombreuses sphères où elles interagissent, que ce soit du côté de leur besoins de financement en donation, de leurs politiques de gestion des ressources humaines, ou encore de la mise en œuvre de leurs actions dans leur domaine de « mission ». Par ailleurs, certaines études récentes considèrent l’interaction entre ONG et firmes multinationales comme l’issue d’un « jeu stratégique » où campagnes d’information et activités des ONG répondent - et inversement - aux décisions de sous-traitance et de production des entreprises (2). Ces recherches théoriques sont toutefois restées jusqu’à récemment sans prolongement empirique, aucune base de données n’enregistrant de manière systématique l’existence et les activités des organisations non-gouvernementales. Ces données porteraient à la fois sur le secteur des ONG (nombre, mission, taille...) et sur leurs activités domestiques et internationales (campagnes d’information, cibles, nombre de personnes visées …). Point de comparaison, les statistiques d’entreprises sont, elles, bien plus avancées et largement utilisées par les chercheurs (3).

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Un projet de recherche que nous menons notamment au sein du labex OSE a permis d’initier ce travail de collecte et d’obtenir des premiers résultats. Cependant, plusieurs difficultés existent. Premièrement, le terme ONG tel que les chercheurs l’envisagent désigne un ensemble précis d’entités qui ne correspond pas à une catégorie juridique précise, ni au niveau national, ni au niveau international (4). La deuxième difficulté concerne l’objet sur lequel porte la collecte d’information. Alors que les rapports publiés par les ONG ainsi que les identités des cibles sont précis et faciles à rassembler, les raisons sous-tendant leurs campagnes ainsi que les suites sont particulièrement compliquées à recueillir : elles sont de nature très différentes en fonction des secteurs, et en définir une mesure s’avère délicat. Néanmoins, l’intérêt et l’inquiétude d’un nombre grandissant d’entreprises quant au suivi de leurs actions par le monde des ONG a récemment, et indirectement, aidé les chercheurs dans leur quête de données systématiques et détaillées. Ces craintes ont mené à l’apparition de sociétés proposant des indices de confiance à partir de la « réputation » sur Internet des entreprises en question. Ces indices étant précisément basés sur la quantité et l’ampleur des poursuites et enquêtes menées sur les entreprises par les ONG, il est à présent possible de constituer des bases de données exhaustives, bien que récentes. Du point de vue des économistes, c’est bien sûr une excellente nouvelle.

Une des questions intéressantes est celle des déterminants du choix de l’objet de la campagne. Pourquoi une ONG choisit-elle une entreprise plutôt qu’une autre ? Généralement, les ONG annoncent dans leurs statuts vouloir cibler les enjeux les plus importants, constituant des menaces globales. Selon cette logique, les ONG environnementales par exemple devraient toutes publier des rapports sur les activités et acteurs ayant les impacts environnementaux les plus graves. Or, les bases de données contiennent une telle variété d’entreprises dénoncées dans divers pays, que cela nous laisse penser que l’ONG tient probablement compte, dans ces choix, de son « marché », son audience : les donateurs, c’est-à-dire les consommateurs de biens dans le pays de l’ONG. Selon cette logique, une ONG maximisera le retour global d’une campagne en prenant en compte la proximité (au sens large) de l’information choisie selon le « marché » auquel elle parle. Les premiers résultats obtenus à partir de données agrégées au niveau des pays montrent que cette hypothèse est plausible (5). La proximité entre le pays de l’ONG et le pays de l’entreprise dont elle dénonce les dérives, comptent pour partie dans le choix des cibles. Toutes choses égales par ailleurs, une ONG française aura tendance à dénoncer davantage Carrefour plutôt que Migros ou Delhaize, car un rapport sur une entreprise belge ou suisse se révélera moins parlant aux yeux de son audience qu’un rapport sur une entreprise nationale.

Ces résultats simples marquent le début d’un ensemble de projets : les ONG ont-elles un comportement stratégique vis-à-vis des entreprises multinationales et des pays visés ? Quels sont les coûts supportés et risques encourus par les ONG lorsqu’elles choisissent de cibler des pays difficiles ou des entreprises complexes ? Autant de questions, parmi tant d’autres, qui sont envisagées dans le cadre d’un programme soutenu par Labex OSE géré par PSE. Issu de cette démarche, le séminaire ONG, Mondialisation et Développement réunit chercheurs et professionnels de terrain afin notamment d’analyser ces acteurs nouveaux et importants de la mondialisation que sont les ONG.

(1) Besley et Ghatak (2005) caractérisent ces organisations comme étant dotées d’une « mission » impliquant des éléments de motivation intrinsèque
(2) Aldashev, Limardi et Verdier (2015), Krautheim et Verdier (2014)
(3) Nombres d’employés, production, taille, localisation et exports sont recueillies par l’administration nationale et les douanes, pour des besoins fiscaux et statistiques…
(4) En France par exemple, une organisation dédiée à une cause correspond, pour la majorité, à la catégorie des associations loi 1901, mais peut également prendre la forme d’une fondation. A l’inverse, une association loi 1901 comprend un spectre bien plus large d’entités que les organisations dotées d’une mission telles que celles auxquelles s’intéressent les chercheurs
(5) Hatte et Koenig (2015)

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Références :
G. Aldashev, M. Limardi and T. Verdier, 2015, Watchdogs of the Invisible Hands : NGO Monitoring and Industry Equilibrium, Journal of Development Economics, 2015, 116 (1) : 28–42
T. Besley et M. Ghatak, 2005, Competition and Incentives with Motivated Agents, The American Economic Review, 95 (3) : 616-636.
S. Hatte et P. Koenig, 2015, The Geography of advocacy NGOs campaigns, mimeo.
S. Krautheim and T. Verdier, 2014, Offshoring with Endogenous NGO Activism, CEPR Discussion Paper 9232 circulated under the title : Globalization, Credence Goods, and International Civil Society