La science économique au service de la société

« Sommes-nous irrationnels et ingérables...et devons-nous le rester ? »

Claudia Senik
Professeur à l’Université Paris-Sorbonne et à l’École d’économie de Paris

Lors de la conférence qu’il a donnée à PSE le 26 octobre dernier, à l’occasion de la parution de son livre Système 1/Système 2, Daniel Kahneman, prix Nobel d’économie, a brillamment illustré les enjeux de l’économie comportementale. Les choix réellement opérés par les individus semblent bien éloignés de ceux d’un homo economicus rationnel, lucide et calculateur. Limitations cognitives, incapacité d’actualiser ses croyances, confusion entre représentativité et probabilité, sensibilité aux effets de contexte et aux comparaisons de toutes sortes, surpondération des coûts par rapport aux gains, manque de self-control… l’être humain - trop humain - n’en finit pas d’être fourvoyé par son système 1 aux intuitions trompeuses, et dont la rapidité fulgurante lui permet de prendre le pas sur le système 2, le mode de pensée logique. A l’évidence, de tels individus ne peuvent qu’échouer à poursuivre efficacement leur intérêt, que ce soit dans leur rôle de travailleurs, de consommateurs, d’élèves ou de citoyens...

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À moins qu’ils ne soient irrationnels, certes, mais de manière prévisible, pour reprendre le titre d’un ouvrage de Dan Ariely (Predictably Irrational). Ils peuvent alors essayer de s’appuyer sur les régularités de ces biais détectés par la recherche pour redresser leur conduite. Et les entreprises et les gouvernements peuvent faire de même pour influencer leurs employés et leurs administrés. Ils pratiqueront alors le Nudge, nom donné à tout dispositif qui consiste à pousser doucement les gens dans le sens que choisirait leur raison si elle était aux commandes, mais en s’appuyant sur leur irrationalité. Selon Richard Thaler et Cass Sunstein, auteurs de l’ouvrage du même nom, un Nudge est une mesure qui laisserait indifférent un individu rationnel mais exerce bien un effet sur les agents irrationnels. Il s’agit d’orienter les individus dans une certaine direction, mais sans les contraindre, sans restreindre leur liberté de choix et surtout sans trop affecter ceux qui ne sont pas concernés.
Placer les pâtisseries (trop riches en sucre) loin des autres plats dans une cafeteria en laissant les fruits à portée de main, ou pré-remplir les contrats d’assurance pour éviter que les gens ne pêchent par excès d’insouciance…
autant d’exemples d’un paternalisme qui se dit « libertaire » et qui semble inspirer de plus en plus la politique publique, au point que Cass Suntein a occupé le poste d’administrateur au sein de l’organe fédéral de régulation du gouvernement Obama jusqu’en août dernier. Les domaines d’application privilégiés du Nudge sont ceux où la raison échoue le plus souvent face aux impulsions du système 1, notamment les choix inter-temporels, lorsque pour un bénéfice futur il faut consentir un effort immédiat : épargne, assurance, comportements à risque, alimentation, protection de l’environnement, etc.
La politique comportementale de type Nudge constitue-t-elle une extension ou un déplacement du paternalisme au sein de nos sociétés ? A partir de quel moment faut-il considérer qu’il est nécessaire d’intervenir pour aider les individus à opérer les « bons » choix ? Et les décideurs publics sont-ils eux-mêmes totalement à l’abri des erreurs d’appréciation et des biais comportementaux ? Avec ce champ, de nouvelles questions s’offrent à la réflexion des chercheurs. L’École d’économie de Paris leur réserve une place importante, notamment au sein de son Labex OSE - Ouvrir la science économique…