La science économique au service de la société

Bertrand Wigniolle - Les cigales continueront-elles à chanter après l’été ?

Bertrand Wigniolle est Chaire Associée à PSE et professeur à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

Ce texte est issu de la de la lettre PSE n°27 de septembre 2016.


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Imaginons une économie peuplée de cigales et de fourmis. Les cigales vivent dans le présent et consomment dès maintenant leurs ressources. Les fourmis au contraire pensent à l’avenir et accumulent des réserves. Après quelques années ou quelques générations, les fourmis détiennent tout le capital et les cigales remboursent péniblement les dettes qu’elles ont accumulées. Dans une telle économie, l’Etat (ou un planificateur social bienveillant) doit-il intervenir et au nom de quels principes ? Doit-il évaluer la situation avec la vision des cigales ou avec celles des fourmis ? D’autre part, faut-il faire confiance aux préférences propres des fourmis et des cigales pour déterminer le critère de bien-être social ? L’économie comportementale met en évidence différentes formes d’ « irrationalité » qui peuvent affecter les choix des agents. Si les agents sont irrationnels, un planificateur bienveillant, paternaliste, devrait les inciter (ou obliger) à suivre des comportements différents de ceux qu’ils souhaitent spontanément, par exemple forcer les cigales à épargner. D’une certaine manière, il s’agirait de faire leur bonheur malgré eux.
Sur ces questions classiques en théorie du choix social et en économie publique, cette tribune vise simplement à présenter quelques résultats de recherches en cours développées en collaboration avec Jean-Pierre Drugeon. Le cadre de ces travaux est le modèle de croissance. Dans le modèle le plus simple, aucun problème n’existe pour la définition d’une politique optimale de croissance : on considère un agent « représentatif » à durée de vie infinie, parfaitement rationnel. Si l’on ajoute un secteur productif concurrentiel, l’équilibre est optimal. Maintenant, si les agents diffèrent par leur taux de préférence pour le présent, tels des fourmis et des cigales, les premières finissent par détenir toute la richesse alors que les secondes s’endettent et ne consomment plus à long terme. En supposant qu’un planificateur bienveillant maximise le bien-être total obtenu en additionnant les utilités de chaque agent, le planificateur va donc valoriser à long terme la consommation des fourmis avec un poids beaucoup plus grand que celle des cigales. Bien que seules les fourmis comptent à long terme, l’équilibre où elles accumulent toute la richesse semble optimal.
Dans un premier travail , nous relevons un problème lié à la définition précédente de l’optimum social : dès lors que les agents valorisent le futur différemment, le programme de planification que nous venons de décrire n’est plus temporellement cohérent. S’il était reposé à une autre date, il conduirait à une solution différente. Nous proposons alors un nouveau concept d’optimum social imposant la cohérence temporelle. Il conduit à un état où fourmis et cigales ont une même consommation et où le long terme est déterminé par un taux de préférence pour le présent qui correspond à une moyenne entre les taux des cigales et des fourmis.
Dans une autre contribution, nous supposons en plus une certaine forme d’irrationalité des agents. Le modèle comporte toujours des cigales et des fourmis, mais maintenant les cigales « procrastinent » : elles remettent chaque jour au lendemain la décision d’épargner. La cigale qui décide aujourd’hui n’est pas d’accord avec celle qui décidera demain. Il faut alors considérer chaque cigale comme une suite d’incarnations, l’incarnation d’une certaine période prenant la décision de consommation et d’épargne à cette période. Dans ce cadre, deux concepts d’optimum social sont discutés. Le premier consiste à pondérer de manière appropriée les utilités des différentes incarnations des agents, et de les ramener tous par ce biais aux préférences des fourmis. Tous les problèmes d’irrationalité et d’hétérogénéité sont ainsi résolus, mais les préférences spécifiques des cigales sont bien oubliées ! Au contraire, une autre solution est possible en appliquant la méthode de l’article précédent, qui permet d’assurer la cohérence temporelle, et aboutit à une situation où la préférence pour le présent du planificateur est une moyenne de celle des fourmis et des cigales. Il semble ainsi qu’il soit possible de réconcilier cigales et fourmis, et de fournir un nouvel épilogue à la fable !

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(1) Jean-Pierre Drugeon, et Bertrand Wigniolle, 2016. « On time-consistent policy rules for heterogeneous discounting programs, » Journal of Mathematical Economics, vol. 63(C), pages 174-187
(2) Jean-Pierre Drugeon, et Bertrand Wigniolle, 2016. "On Time Consistency and Pareto-Optimality in a Model with Heterogeneous with Quasi-Hyperbolic Discounting Agents”, mimeo.