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Données privées contre gratuité des services : modalités et effets d’une taxation des plateformes Internet

Lien court vers cet article : http://bit.ly/2j007xk

Francis Bloch et Gabrielle Demange

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L’accélération de la baisse des coûts de collecte et de stockage des données liée au développement des technologies de l’information a transformé les business models des secteurs de la publicité et du commerce. Les plateformes de vente peuvent désormais utiliser des bases de données détaillées des historiques de ventes afin de mieux cerner les utilisateurs et de pratiquer une tarification dynamique ciblée. Dans le même temps, d’autres plateformes, comme les moteurs de recherche ou les réseaux sociaux, utilisent les données issues des recherches spontanées effectuées par les internautes pour vendre aux enchères des espaces publicitaires à leurs clients. Ces plateformes revendent également les historiques de recherche à des intermédiaires qui les compilent et affinent de futurs espaces et ciblages publicitaires. La plupart du temps, les plateformes Internet sont engagées par une sorte d’accord tacite avec les utilisateurs : elles fournissent un service ayant une valeur ajoutée pour l’utilisateur (1) en échange de la collecte de ses données. Cependant, l’exploitation de ces informations implique nécessairement une perte de confidentialité pour l’internaute.

Dans cet article théorique, Francis Bloch et Gabrielle Demange étudient la manière dont les instruments de régulation, et en particulier les diverses formes de taxation, peuvent être utilisés pour améliorer cet accord tacite. Les auteurs construisent un modèle dans lequel une plateforme (2) choisit (et s’engage à pratiquer) un degré d’exploitation des données en équilibrant deux effets. D’une part, une hausse de la collecte de données accroit les revenus en augmentant la valeur de l’utilisateur pour les annonceurs ou pour une tarification ciblée. D’autre part, une hausse de la collecte de données peut dissuader les utilisateurs face aux coûts élevés de la « perte de confidentialité » lors de l’utilisation de cette plateforme. Dans ce modèle, les auteurs comparent le niveau optimal d’exploitation des données de la plateforme et celui des utilisateurs et montrent que le choix de la première est susceptible d’être excessif.
F. Bloch et G. Demange étudient la façon dont différentes formes de taxation affectent la collecte de données. Ils constatent tout d’abord qu’une taxe sur les bénéfices n’affecte pas le choix de la plateforme. Une taxe payée par la plateforme pour chaque utilisateur n’a pas d’effet sur le bénéfice marginal de l’exploitation des données, mais réduit le profit réalisé sur tout utilisateur marginal accédant à la plateforme, réduisant ainsi le coût de la collecte des données. Par conséquent, une taxe par utilisateur (3), entraîne une augmentation de l’exploitation des données. Une taxe spécifique payée par les utilisateurs - par exemple une taxe sur les fournisseurs de services Internet - se traduit par une réduction de la satisfaction des utilisateurs. Le seul outil fiscal permettant de corriger une collecte excessive de données est une taxe différenciée sur les revenus provenant d’une part d’une utilisation ponctuelle des données (comme les enchères basées sur les recherches par mots-clés) et ceux provenant d’autre part de la collecte de données (revendues notamment aux intermédiaires). Si les autorités fixent un niveau d’imposition plus élevé sur la revente de données que sur les recettes d’enchères, ces impôts dissuadent la plateforme d’exploiter les données collectées, jouant le rôle classique d’une taxe dite pigouvienne (4) corrigeant ainsi les externalités.
Dans cet article, les auteurs s’intéressent également à l’effet d’une option permettant aux utilisateurs d’accéder à la plateforme sans collecte de données. La plateforme peut ainsi percevoir des revenus « d’utilisation » provenant des internautes qui choisissent de désactiver cette option, segmentant le marché en deux groupes. Ce scénario modifie le niveau de collecte de données choisi par la plateforme, ce qui entraîne une diminution du niveau maximum d’exploitation des données pour lequel le marché est considéré comme couvert, mais cela entraîne également une augmentation du nombre de paramètres pour lesquels la plateforme choisit le degré maximal d’exploitation des données. In fine, son bénéfice diminue avec l’introduction de l’option de désactivation de la collecte, car cela crée une forme de concurrence avec son service classique et réduit ainsi sa capacité à générer des revenus provenant des données. De façon plus surprenante, les auteurs montrent que les utilisateurs peuvent également être lésés car l’introduction de cette option peut inciter la plateforme à passer d’un régime de couverture du marché à celui d’une exploitation maximale des données, en désavantageant les utilisateurs a priori peu gênés par les coûts de confidentialité et qui choisissent d’accéder à la plateforme en acceptant la collecte de données.
(1) propositions de produits, annonces ciblées, recherches par mots-clés, accès à des réseaux (amis, collègues…)
(2) cette plateforme étant étudiée dans une situation de concurrence monopolistique
(3) ou par flux de données car les utilisateurs ne choisissent pas le niveau de données qu’ils téléchargent
(4) taxe destinée à internaliser le coût social des activités économiques, telle l’éco taxe https://fr.wikipedia.org/wiki/Taxe_pigouvienne

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Titre original de l’article académique : “Taxation and Privacy Protection on Internet Platforms”
Prochainement publié dans : Journal of Public Economic Theory, special issue on Taxation and Regulation in the Digital Economy
Téléchargement : https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01381044/document

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