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Quelle fiscalité pour les hauts et très hauts revenus ? Une double approche théorique et empirique

Thomas Piketty, Emmanuel Saez et Stefanie Stantcheva

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Trois grandes hypothèses s’affrontent sur l’articulation entre la dynamique des plus hauts revenus et l’évolution des taux supérieurs d’imposition. Pour certains, la baisse, aux États-Unis, du taux d’imposition des centiles supérieurs au début des années 80 a stimulé l’entreprenariat et l’offre de travail au sommet de la hiérarchie des revenus, d’où un envol des plus hauts revenus. Pour d’autres, ce sont simplement des comportements d’optimisation fiscale qui expliquent cette forte hausse des hauts revenus déclarés, sans que l’inégalité réelle des revenus ait effectivement progressé. Enfin, suivant une hypothèse récente, des taux d’imposition élevés sur les plus hauts revenus sont vus comme des régulateurs dans le cadre des négociations salariales : une baisse des taux supérieurs d’imposition conduit les cadres dirigeants à négocier des salaires plus élevés au détriment des autres salariés. Peut-on concilier ces trois approches et en apprécier la portée, tant sur le plan théorique qu’empirique ?
Dans cet article, Thomas Piketty, Emmanuel Saez et Stefanie Stantcheva évoquent, dans un premier temps, les débats relatifs aux hauts et très hauts revenus ; plusieurs facteurs sont mis en avant pour expliquer leur forte croissance durant la dernière décennie : ceux liés aux évolutions du marché (mondialisation, concurrence entre dirigeants etc.) s’opposant à ceux dits institutionnels (dérégulation, politiques fiscales etc.). Mais leur imbrication et la complexité des causalités empêchent d’en isoler les poids respectifs. Dans un deuxième temps, les auteurs proposent un modèle théorique de taxation optimale des percentiles supérieurs couvrant les trois hypothèses initiales. Dans un troisième temps, les auteurs tentent d’évaluer l’importance quantitative de ces trois mécanismes en utilisant les données existantes. En s’appuyant notamment sur la World Top Incomes Database, ils établissent une corrélation forte entre la baisse des taux marginaux d’imposition des centiles supérieurs et l’explosion des hauts revenus à partir des années 1960 ; ils soulignent également qu’aux Etats-Unis, sur le long terme, les stratégies d’optimisation fiscale ne semblent pas expliquer une part importante de l’évolution observée des plus hauts revenus ; enfin, ils constatent une absence de relation entre les baisses des taux marginaux d’imposition des plus hauts revenus et la croissance économique globale - ce qui suggère que l’augmentation de la part des richesses captée par les plus hauts revenus semble bien se faire au détriment des autres individus. Les auteurs confirment cette conclusion en analysant également les bases de données disponibles sur l’évolution des rémunérations des cadres dirigeants des grandes entreprises, aux États-Unis depuis 1970 et dans l’ensemble des pays riches depuis 2006. La conclusion essentielle est que les fortes hausses observées dans certains pays -notamment Etats-Unis et Royaume-Uni - s’expliquent non pas par des effets de taille, de secteur ou de performance, mais plutôt par les capacités de négociation du dirigeant sur sa propre rémunération et par l’évolution des taux d’imposition. Ces résultats suggèrent un rôle important pour la troisième hypothèse, et impliquent que les taux supérieurs optimaux d’imposition sont sensiblement plus élevés que dans les modèles standards.
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Titre original de l’article académique : Optimal Taxation of Top Labor Incomes : A Tale of Three Elasticities
Publié dans  : American Economic Journal, Economic Policy, 6(1) : 230-71 - Février 2014
Téléchargement : https://www.aeaweb.org/articles.php?doi=10.1257/pol.6.1.230
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