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Etudier les conséquences des politiques ethniques : le cas des policiers kenyans (1957-1970)

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Oliver Vanden Eynde, Patrick M. Kuhn et Alexander Moradi

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La réalisation de prestations publiques efficaces repose sur l’existence d’un service public performant. Mais, dans de nombreux pays en développement, le secteur public souffre d’absentéisme et de sous-performance. Peut-être plus que n’importe quelle autre entité, l’administration nationale est exposée aux chocs politiques qui peuvent contribuer à son inefficacité. Prenant acte de l’importance secteur public, les fonctionnaires (1) sont devenus un des sujets les plus étudiés en économie du développement. Cependant, la recherche est limitée par les difficultés d’accès aux données personnelles, particulièrement celles relatives aux fonctionnaires situés en bas de la hiérarchie. Ce problème est particulièrement accru dans des branches plutôt « sensibles » (comme la police) qui fournissent pourtant des services publics essentiels.

Dans cet article, Oliver Vanden Eynde, Patrick M. Kuhn et Alexander Moradi surmontent ces difficultés en s’appuyant sur une base de données historique unique et extrêmement riche sur la performance de 6784 officiers de police kenyans entre 1957 et 1970. Ils cherchent à déterminer si et selon quelles modalités la prépondérance d’un certain groupe ethnique au Kenya influe sur la performance des policiers qui appartiennent à ce groupe. Les archives utilisées permettent de suivre les officiers de police tout au long de leur carrière et d’accéder aux infractions répertoriées commises par chacun d’entre eux, avec notamment les absences, les moments d’ébriété, de désobéissance et dans certains cas rares les épisodes de violence. Afin de montrer comment l’émergence des politiques ethniques a eu un impact sur la performance des policiers, les auteurs étudient la période 1957 - 1970. En effet, à partir des premières élections pluralistes de 1961, les politiques ethniques ont occupé une place prépondérante au Kenya. Les auteurs montrent que ces élections ont été rapidement suivies par des changements : les agents appartenant au parti KANU (Kenyan African National Union), le parti alors dominant, ont commencé à modifier « négativement » leurs comportements. Ils observent ce changement à chaque fois qu’un groupe ethnique gagne ou perd du pouvoir à travers la coalition du parti KANU. Pour comprendre ce qui détermine ce changement, ils examinent minutieusement les facteurs de performance du secteur public soulignés dans la littérature, c’est-à-dire : la sélection, les structures incitatives et la surveillance. Premièrement, ils sont en mesure d’exclure la sélection du personnel comme étant un des facteurs du changement de comportement. En effet, ils observent que ni la qualité des candidats qui veulent devenir policiers ni la qualité de ceux qui quittent la police n’ont changé de manière significative après 1961. En réalité, la détérioration des comportements apparait comme le résultat de changements individuels. Deuxièmement, les auteurs montrent que l’effet est plus important pour les infractions « objectives » telles que l’absentéisme ou l’ébriété, mais plus faible pour les plus subjectives telles que la désobéissance. Troisièmement, ils s’intéressent à la réorganisation administrative, mais ni les caractéristiques des services ni la distance ethnique ou géographique du lieu de travail ne peuvent expliquer ce changement de comportement. Quatrièmement, ils cherchent à savoir si le favoritisme a déformé les motivations des policiers. Ils confirment qu’un problème récurrent de comportement influe sur les opportunités de promotion et augmente la probabilité de se faire licencier. Cependant, les personnes appartenant au groupe KANU ne sont pas traitées différemment à cet égard au cours de la période étudiée.
Ces résultats suggèrent alors que la détérioration du comportement des policiers n’est pas une réponse aux conditions changeantes au sein de la police. De plus, leurs résultats confirment l’intuition que les politiques ethniques ont créé un sentiment général de « puissance », qui a enhardi les policiers appartenant aux groupes ethniques au pouvoir. Les données historiques uniques de ce projet mettent en lumière l’importance des identités dans la performance du secteur public. L’essor des politiques ethniques au Kenya a rapidement fait ressortir la revendication des identités ethniques au sein de la fonction publique sous la forme d’un changement, et plus précisément d’une dégradation, des attitudes et comportements des policiers au quotidien.

(1) Et plus précisément, dans la littérature économique, « the personnel economics of the state ».

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Titre original de l’article académique : “Trickle-Down Ethnic Politics : Drunk and Absent in the Kenya Police Force (1957-1970)”
Publié dans : CSAE Working Paper WPS/2016-21
Téléchargement : http://www.csae.ox.ac.uk/workingpapers/pdfs/csae-wps-2016-21.pdf

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