La science économique au service de la société

A la mémoire d’Edmond Malinvaud

Edmond Malinvaud s’est éteint en ce début du mois de mars, dans sa quatre- vingt douzième année. Sa carrière a été, à maints égards, exceptionnelle : depuis le début du XXe siècle, c’est un des économistes français qui a eu le plus d’influence et d’écho dans son pays et dans le monde.

Par Roger Guesnerie, Président de PSE.

Une vie professionnelle aux multiples facettes

Haut fonctionnaire, savant et enseignant, Edmond Malinvaud a eu une activité multiforme, souvent placée, dans chacune de ces rubriques, au niveau le plus élevé pendant un demi-siècle.

Haut fonctionnaire, il l’a été pendant presque toute sa carrière et a exercé des fonctions de responsabilité. Après Polytechnique, il choisit le corps de l’Institut National de la Statistique et des Etudes Economiques, (INSEE) dont il reste membre jusqu’à son élection au Collège de France en 1987. Il joue d’abord un rôle déterminant dans la mise sur orbite de l’Ecole Nationale de la Statistique et de l’Administration Economique, (ENSAE), dont il est le second directeur, de 1962 à 1966. Ensuite, après son passage à la tête de la Direction de la prévision du Ministère des Finances, il revient à nouveau à l’INSEE dont il sera Directeur de 1974 à 1987. Dans ces deux dernières fonctions, son activité, son attention à ses collaborateurs, impressionnaient, et il a profondément marqué le développement des études dans les deux organismes.

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Edmond Malinvaud s’est affirmé comme savant après un séjour aux Etats-Unis en 1950-51. De ses interactions avec ses collègues de la Cowles Foundation, il tirera en particulier un article théorique sur l’accumulation du capital (1), qui est devenu un classique de la décennie 50. Ses contributions ultérieures à la théorie toucheront des sujets variés, par exemple la planification et le risque dans les années 60 et les champs plus controversés de la macroéconomie et de la théorie du chômage dans les années 80. Mais il est également présent sur le front du développement du savoir statistique nécessaire à l’économétrie. Si l’on ajoute à cette liste ses contributions empiriques, ses travaux sur la croissance française, il est clair que sa production intellectuelle touche des secteurs inhabituellement variés du savoir économique. Elle lui vaudra, toutes spécialités confondues, une très forte reconnaissance internationale dans le monde des économistes (2).
Il fait sens d’évoquer ici la Société d’Econométrie (« Econometric Society »). Schumpeter, dans son manifeste de présentation en 1933, avait plaidé pour une construction du savoir s’appuyant sur une division du travail, dissociant le moment théorique et le moment de traitement du matériau quantitatif. L’œuvre d’Edmond Malinvaud s’inscrit dans cette démarche, même si d’une certaine manière, son activité multiforme transgresse la logique de spécialisation. Président de l’« Econometric Society » en 1963, il a été au sein du monde intellectuel des économistes français un passeur efficace, et d’une certaine manière le chef de file des idées et méthodes portées par le courant économétrique (3).

Savant exceptionnel, Edmond Malinvaud a été un enseignant et un pédagogue remarquable. A vrai dire le texte qu’il a consacré aux « méthodes statistiques de l’économétrie » (1964) est devenu un ouvrage de référence qui a nourri la formation d’un grand nombre d’étudiants, et ce bien au-delà des frontières hexagonales, dans beaucoup d’universités aux Etats-Unis et ailleurs. Et ultérieurement, ses « leçons de théorie microéconomiques » (1969) puis sa « théorie macroéconomique » (en deux volumes, 1981 et 1982) (4) sont des manuels largement traduits et utilisés. Son enseignement se déroule d’abord à l’ENSAE bien entendu, enfin au Collège de France où il sera titulaire de la chaire d’économie, intitulée Analyse Economique, de 1988 jusqu’en 1993, et aussi sur une longue période à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS) où il fût élu directeur d’études cumulant en 1957, à une époque où l’Ecole était la sixième Section de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes.
Voici une anecdote qui nous rapproche de l’Ecole d’Economie de Paris. Ses collègues de l’EHESS classaient Edmond Malinvaud dans la catégorie de ce qu’ils appelaient les « économètres », le sens qu’ils donnaient à ce mot étant voisin, sinon identique, à celui qui vient d’être évoqué. Ils faisaient d’E. Malinvaud en quelque sorte le premier « économètre », dont les successeurs dans l’appellation à l’EHESS - j’en fais partie, les trois directeurs successifs de PSE, T. Piketty, F. Bourguignon et P.Y Geoffard aussi - rejoindront plus tard le Delta et le boulevard Jourdan avant d’être pris dans l’histoire de l’Ecole d’Economie de Paris. Autre réminiscence, le séminaire dit alors Roy-Malinvaud était un haut lieu parisien du débat théorique ; il existe aujourd’hui sous le nom de séminaire Roy et est abrité à PSE. Sans doute pourrait-on revenir à l’appellation ancienne ?

Qu’y a-t’il derrière cette activité foisonnante ?

Une évidence : le cumul réussi de responsabilités très chronophages avec les exigences de la réflexion ne peut s’expliquer que par une capacité de travail étonnante. Et une telle capacité de travail ne peut que dériver d’une motivation exceptionnelle : de fait, Edmond Malinvaud, confronté durant l’adolescence aux rémanences de la crise des années 30, souhaitait comprendre le monde - et ce pour l’améliorer. Rejetant les facilités de l’idéologie, c’est dans le travail intellectuel qu’il trouvera une réponse à l’exigence de lucidité et de rigueur qui le guide.
Edmond Malinvaud, motivé par la compréhension du monde, est-il resté silencieux sur ce monde ? Aucunement. Dans ses fonctions de responsabilités, il a souvent été de facto conseiller du prince ; mais personne plus que lui n’était attaché au devoir de réserve auquel sont tenus les hauts fonctionnaires. Ses prises de parole les plus notables dans le débat public interviendront après son départ de la direction de l’INSEE : elles porteront par exemple sur le chômage, et il prendra position avec une dizaine d‘économistes sur une initiative de relance à l’échelle européenne (5)
Son abord pouvait sembler parfois rugueux à certains, une difficulté que ses proches attribuaient à sa timidité et à sa modestie. C’était en fait une personnalité très attachante, accord subtil de discrétion et de réserve, de rigueur et d’attention aux autres, une personnalité qui suscitait de l’admiration profonde chez nombre de ceux qui l’approchaient.

Voici quelques mots, pour dire, à ceux qui ne le connaissaient pas, des choses sur l’homme et le savant exceptionnels, pour dire aussi l’admiration et la tristesse de ceux, nombreux, qui l’avaient côtoyé et apprécié.

Roger Guesnerie, Président de Paris School of Economics.


(1) Econometrica, (1953)
(2) Edmond Malinvaud était Docteur honoris causa de treize universités étrangères, membre de six Académies étrangères, et il avait reçu de nombreux prix en France et à l’étranger. Ajoutons à cela, même si elle ne fut pas concrétisée, sa longue présence dans la liste « nobélisables » les plus probables….
(3) La méthodologie prônée par la Société d’Econométrie, très minoritaire initialement, a acquis une position quasi-hégémonique au niveau international dans les années 90
(4) Sans doute faut-il ajouter à cette liste d’ouvrages didactiques influents, son « initiation à la comptabilité nationale » (1957)
(5) Autres exemples dans le désordre, il conseillera Lionel Jospin sur la réforme des charges sociales, et le pape… dans le cadre de l’Académie Pontificale des sciences sociales, qu’il présidera plusieurs années.