La science économique au service de la société

Interview de Thomas Piketty

Il y a un peu plus d’un an, « Le Capital au XXIe siècle » de Thomas Piketty était publié en version française. Cet ouvrage de près de 1000 pages, qui synthétise 15 années de collecte et d’analyse de données sur l’évolution des richesses dans le monde et de leur répartition, a depuis rencontré un immense succès (1,5 million d’exemplaires vendus à ce jour). Fin 2014, il paraît notamment - après un soigneux travail de traduction - en Allemagne, en Chine, au Japon, en Espagne ou encore en Inde. Rencontre avec son auteur, enseignant-chercheur à PSE et directeur d’études à l’EHESS.

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Il n’est pas exagéré de dire que, pour vous, il y aura un avant et un après « Capital »
C’est certain ! Mais, à bien des égards, le travail collectif et de long terme sur lequel s’appuie ce livre est loin d’être terminé. J’y vois là une vraie source de motivation : scientifique d’une part, avec l’extension de l’actuelle WTID aux données patrimoniales, aux zones géographiques et aux périodes non encore couvertes ; pédagogique et démocratique d’autre part, avec la nécessité de proposer davantage d’outils et de « faits compilés » aux citoyens et dirigeants. C’est un projet d’envergue, d’autant qu’aux obstacles intellectuels et méthodologiques s’ajoute la nécessité de trouver des financements additionnels. La publication du Capital est un moment exceptionnel, dont je prends toute la mesure, mais il y a fort à parier que la suite de ce travail et de mes autres recherches reprendront un jour leur cours normal.

Pas début 2015 en tout cas ? Le Japon, le Brésil ou encore la Grèce sont au programme…
Effectivement, je m’efforce de répondre au mieux aux sollicitations des universités et médias étrangers intéressés par cet ouvrage. Ma semaine est donc vite consommée entre trajets et interventions, retour à Paris et cours à PSE.
Ce qui me frappe, c’est l’illustration de notre monde globalisé à travers ce sujet de la répartition des richesses. Partout où je me suis rendu jusqu’à présent, l’intérêt du grand public a été très marqué : la crise que nous traversons interroge en profondeur chaque modèle national mais selon des modalités différentes, ainsi les citoyens ont la volonté de comprendre et d’analyser ce qui est en jeu. Le Capital, et bien d’autres ouvrages, répond peut-être en partie à cette attente d’un savoir accessible nourrissant une réflexion démocratique et transparente. Si le sujet des inégalités est particulièrement appréhendable à l’échelle individuelle, car vécu quasi quotidiennement par tous d’une façon ou d’une autre, il l’est tout autant à l’échelle d’un pays ou d’un continent. Mais cette « expérience » n’est pas, à mes yeux, suffisante : mon travail de chercheur consiste à replacer la situation actuelle dans une perspective historique, aussi longue que possible, mais aussi démographique, et à pointer le rôle fondamental que joue la puissance publique face aux dynamiques des marchés.

Pourtant, les réactions des responsables politiques sont très variables.
Oui, il y a un écart considérable entre par exemple Michelle Bachelet qui évoque le Capital pour mener sa réforme fiscale au Chili, et le fait qu’il soit tombé des mains de Michel Sapin… Outre-Atlantique, les médias ont mis en avant un timing politique : j’y vois également une illustration de la tradition progressiste américaine, tout autant qu’une dynamique collective donnant la place aux débats sensibles. En Chine, une sorte de frénésie universitaire se fait jour depuis peu avec les autorités qui ouvrent progressivement la porte : mesure des inégalités, hypothèse d’un impôt sur le patrimoine etc. Comme sur des dizaines d’autres sujets, le pouvoir oscille entre une modernisation inéluctable et un passé plutôt figé.

Vous êtes un européen convaincu : mais la situation socio-économique actuelle prête-t-elle davantage à l’inquiétude qu’à l’optimisme ?

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La majorité des grandes zones économiques ont relevé la tête et retrouvent un rythme de croissance similaire à l’avant crise de 2008. Sauf l’Europe. Tout se passe comme si nous n’arrivions plus à identifier nos réelles forces – et nos réelles faiblesses. Par exemple, les dettes publiques européennes sont un non-problème au regard de l’histoire moderne ou en comparaison d’autres régions ; d’autant que contrairement à un fantasme collectif bien installé, ces dettes appartiennent aux européens eux-mêmes : nos économies détiennent plus d’avoirs à l’étranger que l’étranger n’en possède en Europe. Et comme les patrimoines privés se portent à merveille, nous avons sur ce sujet notre destin entre les mains : c’est pourquoi je défends, notamment, l’idée d’un impôt progressif sur le patrimoine. Pour toutes ces raisons, et à l’inverse de l’inflation (trop injuste pour les petits patrimoines) et de la rigueur (trop lente et mettant en péril la croissance future) qui sont d’autres moyens de réduire l’endettement public, cet outil répondrait de façon moderne, transparente et équitable à nos contraintes actuelles.
L’impôt sur les sociétés est un autre exemple. Nous avons près d’une vingtaine d’architectures fiscales différentes en Europe, qui entrent de facto en concurrence les unes avec les autres. Au final le taux d’imposition global des entreprises est plus bas en Europe qu’aux Etats-Unis : est-ce un choix conscient ? Est-ce un marqueur assumé de notre rapport à l’économie ? Je ne le pense pas, et les montages fiscaux révélés par le « Luxleaks » en sont la preuve. Il nous faut prendre ce problème à bras le corps, et je propose entre autres qu’un mandat plein soit donné à une assemblée européenne regroupant des députés nationaux sur différents sujets économiques tels la relance ou les niveaux de déficits – et en premier lieu sur une fiscalité unifiée des entreprises. Avoir renoncé à notre souveraineté monétaire sans se donner de nouveaux espaces de souveraineté économique est une aberration, mais l’histoire nous apprend que la volonté politique peut faire bouger les lignes très vite.
L’Europe et la France ont des atouts considérables à faire valoir dans le monde global actuel et dans celui de demain : bien inspiré celui qui pourrait en prédire le visage, mais investir massivement dans la formation, dans l’enseignement (à tous les niveaux : primaire, secondaire et supérieur) ou encore dans la recherche et la santé nous mettrait certainement dans de bien meilleures dispositions pour les décennies à venir.
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Page personnelle de Thomas Piketty :

World Top Incomes Database :