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(La parole à) Anne-Célia Disdier : « Commerce international et normes sanitaires et techniques : quels enjeux ? »

Anne-Célia Disdier est professeur à PSE et directrice de recherche à l’INRAE. En février 2020, elle a publié « Mondialisation des échanges et protection des consommateurs : Comment les concilier ? » aux éditions rue d’Ulm dans la « Collection du Cepremap ». À partir des résultats de recherches menées depuis une quinzaine d’années, elle propose plusieurs pistes d’action, tant pour une meilleure coordination des réglementations entre les pays que pour une meilleure insertion des pays en développement dans la politique réglementaire internationale.

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Pourquoi et comment les normes sanitaires et techniques sont-elles apparues pour réglementer les échanges et la consommation de produits ?

La mise en place de ces normes se justifie par une demande de protection et de sécurité des consommateurs. En effet, les consommateurs éprouvent, suite à de très nombreux scandales alimentaires et environnementaux survenus au cours des dernières décennies, une vraie défiance vis-à-vis des systèmes actuels d’information, tant sur la qualité des produits que sur la protection offerte par le régulateur public. Les décideurs publics ont donc défini et mis en œuvre des normes sanitaires et techniques : tous les types de produits sont concernés par ces normes - aussi bien les produits alimentaires que les jouets pour enfants avec des peintures potentiellement toxiques, les textiles, les cosmétiques, les produits ménagers... Au regard des statistiques, on note une forte croissance au cours de la dernière décennie du nombre de normes mises en application dans les différents pays ; y compris dans les pays en développement qui, en réaction en partie aux normes introduites par les pays développés, se mettent eux aussi à en adopter.

Qui établit ces normes et depuis quand ?

Au niveau international, deux accords à l’OMC - Organisation Mondiale du Commerce régissent ces normes : l’accord « SPS » sur l’application des mesures sanitaires et phytosanitaires, qui existe depuis la création de l’OMC en 1995, et l’accord « OTC » sur les obstacles techniques au commerce, signé en 1980 et repris lors de la fondation de l’OMC. Dans ces accords, il est précisé que les normes doivent être basées sur l’évidence scientifique et que les standards internationaux doivent être privilégiés. Un certain nombre de ces standards internationaux sont définis par le Codex Alimentarius (1). Les pays ont cependant le droit de définir leurs propres normes, souvent plus restrictives que celles édictées au niveau international.

Plusieurs mécanismes rendent compte de la mise en application de ces normes et de leur coordination entre les pays : le mécanisme de transparence, - les uns informent les autres des mesures mises en place -, le mécanisme de reconnaissance mutuelle - les pays reconnaissent comme équivalentes les normes de leurs partenaires -, ou encore le mécanisme d’harmonisation - les mêmes normes sont adoptées par les différents partenaires. Néanmoins, ces normes peuvent aussi être utilisées à des fins protectionnistes par les décideurs publics qui peuvent être tentés de s’en servir pour protéger non pas (ou pas uniquement) leurs consommateurs mais leurs producteurs domestiques de la concurrence internationale. Apparaissent alors des rivalités entre pays et des différends commerciaux...

Quels pays dominent le marché et profitent le plus de ces normes ?

Les deux plus grands acteurs en matière de normalisation sont les États-Unis et l’Union européenne. Ce sont des marchés attractifs du fait de leur taille mais il faut respecter leurs normes si l’on souhaite pouvoir y exporter des produits. Ils ont également signé de nombreux accords de commerce préférentiel avec des pays tiers et ont ainsi imposé, dans le cadre de ces accords et en raison de leur pouvoir de négociation, leurs propres normes au reste du monde. Ces deux pays ont toutefois des conceptions opposées en matière de risque et donc de politique de normalisation. Si le principe de précaution prévaut en Europe, il en va différemment aux États-Unis. Ainsi, en Europe, les entreprises ne peuvent pas mettre sur le marché un produit si elles n’ont pas démontré ex ante qu’il était sain et sans risques. Aux États-Unis, c’est l’approche inverse, appelée « precautionary approach » dans la littérature, qui domine : les entreprises peuvent mettre un produit sur le marché tant qu’il n’y a pas eu de risque prouvé et ont donc davantage de marges de manœuvre.

Les États-Unis et l’Union européenne ont également une perception du risque différente en raison de leurs différences culturelles. Citons par exemple leurs divergences de vue sur les OGMs, la viande traitée aux hormones, les produits à base de lait non pasteurisé, etc. Ces écarts de perception vont engendrer des normes différentes mais vont aussi être source de tensions récurrentes entre ces deux partenaires qui, par effet de débordement, affectent les pays tiers et les échanges internationaux dans leur ensemble.

Quel est l’impact de ces normes sur les pays en développement ?

Les pays en développement sont clairement les plus touchés, et ce, pour plusieurs raisons. D’abord, le cadre réglementaire international est inadapté à leur situation : ils ont très peu de prise sur la définition des normes que ce soit au niveau multilatéral ou dans le cadre des accords de commerce préférentiel bilatéraux ou régionaux qu’ils négocient en particulier avec les pays développés. Ils sont également impactés par les coûts très élevés de mise en conformité de leurs produits : les entreprises de ces pays n’arrivant pas à faire face à ces surcoûts se retrouvent alors exclues des échanges internationaux.

En outre, de multiples obstacles institutionnels ou en matière d’infrastructures empêchent les entreprises des pays en développement de satisfaire les normes imposées par leurs partenaires commerciaux ou, lorsqu’elles y parviennent, d’obtenir les certifications nécessaires. L’accès à l’information est également un problème : il leur est plus difficile de connaître les normes en vigueur dans les différents marchés étrangers. Enfin, ces pays sont aussi particulièrement touchés parce qu’ils doivent faire face à un très grand nombre de normes liées au secteur agricole qui reste leur principal secteur d’exportation. On relève alors un paradoxe : au titre de la politique de développement, les pays développés accordent des réductions de droits de douane - voire des droits de douane nuls - aux pays en développement. Or, ces avantages en termes d’accès au marché n’ont que peu d’utilité en réalité dans la mesure où la mise en œuvre des normes limite considérablement les exportations des pays en développement vers le reste du monde.

Quelles solutions pour un meilleur équilibre proposez-vous, notamment dans le contexte de crises sanitaires comme celle que nous traversons actuellement ?

Pour répondre aux enjeux qui nous attendent, il est nécessaire de mieux intégrer les pays en développement dans la définition des standards internationaux. Et puisque la crise sanitaire actuelle se double d’une crise économique, il faut aussi améliorer l’assistance technique qui est fournie à ces pays pour les aider à remplir les exigences posées par les normes en l’adaptant aux besoins véritables de chacun d’entre eux. Il convient également d’établir une meilleure complémentarité entre les standards privés et les standards publics : un grand nombre de standards privés sont mis en place par les entreprises elles-mêmes et échappent donc aux règles internationales. Il faut aussi demander davantage de justification scientifique pour expliquer la mise en place de ces normes. Enfin, toujours en lien avec la crise actuelle, il faut mieux informer les consommateurs sur le processus de normalisation et sur la protection sanitaire et environnementale dont ils bénéficient.

Mais le plus gros défi à relever est sans conteste la relance de la coopération internationale en matière réglementaire. Les négociations multilatérales en matière de politiques commerciales sont à l’arrêt et la récente démission du directeur général de l’OMC, Roberto Azevedo, n’a fait qu’aggraver la crise profonde que traverse l’organisation depuis plusieurs années désormais. À ces difficultés s’ajoutent le contexte de guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine, et la montée du protectionnisme dans de nombreux pays. Or, sans l’OMC, il est difficile d’avoir une politique volontariste de définition des standards internationaux et de convergence des réglementations au niveau international. On peut alors s’attendre à ce que certains standards, déjà parfois utilisés à des fins protectionnistes, le soient encore davantage dans un futur proche...

Sur quels travaux s’appuient les propositions que vous présentez dans cet ouvrage ?

L’ensemble de ces propositions s’appuie sur plusieurs recherches que je mène sur les normes depuis maintenant une quinzaine d’année en prenant en compte - via différentes méthodes d’analyse - leur impact, non seulement sur les échanges internationaux, mais également sur le bien-être. Cela nous a conduit, Marco Fugazza, économiste à la CNUCED (2), et moi-même, à rédiger un guide pratique sur ces normes (3) à destination des décideurs publics et des chercheurs ; l’objectif étant de partager ces connaissances, y compris avec nos collègues situés dans les pays en développement, afin qu’ils puissent évaluer les effets des normes mises en œuvre dans leurs pays en utilisant des méthodes qui sont maintenant approuvées par différentes publications scientifiques.


(1) http://www.fao.org/fao-who-codexalimentarius/codex-texts/list-standards/fr/

(2) La CNUCED - Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement est un organe subsidiaire de l’Assemblée générale des Nations unies visant à intégrer les pays en développement dans l’économie mondiale de façon à favoriser leur essor.

(3) Anne-Célia Disdier, Marco Fugazza, A Practical Guide to the Economic Analysis of Non-Tariff Measures, UNCTAD-WTO, 98 p., 2020, 978-92-1-112951-9.


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