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(La parole à) Nicolas Jacquemet : « L’expérimentation en laboratoire s’adresse à tous les économistes et non pas seulement aux économistes comportementaux »

Nicolas Jacquemet est professeur à PSE et à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, où il dirige le master Economie et Psychologie. Ses travaux puisent dans les résultats issus de la recherche en psychologie afin d’éclairer les comportements économiques en matière de fraude fiscale, de coopération, mais aussi de discrimination d’origine et de genre sur le marché du travail ou encore de partage des tâches au sein des ménages. Il a co-écrit avec Fabrice Le Lec et Olivier L’Haridon « Précis d’économie expérimentale » publié en août 2019 aux éditions Economica. Cet ouvrage dresse un panorama détaillé de l’ensemble des méthodes utilisées dans le cadre de l’économie expérimentale.

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Le premier chapitre de votre ouvrage revient sur la méthodologie de l’économie expérimentale : pourriez-vous définir cette méthode ?

Le livre trouve son point de départ dans l’idée qu’il y a une forme de paradoxe vis-à-vis des expériences en laboratoire en économie. En effet, cette méthode est perçue par ceux qui l’utilisent comme un outil parmi d’autres permettant d’étudier empiriquement les décisions et, notamment, les décisions économiques. Mais pour de nombreux chercheurs en économie qui ne sont pas familiers avec cette méthode, elle apparaît comme une méthodologie confinée à une approche particulière qui s’efforcerait de remettre en cause les hypothèses classiques de l’économie sur la manière dont les décisions sont prises. L’objectif du livre est donc de resituer cette méthode dans la boîte à outils des différentes approches empiriques à disposition de l’économiste, et de présenter en détail la manière dont elle permet de rendre compte de différents aspects des décisions économiques ; ce que d’autres méthodes ne permettent pas de faire.

Cette méthode présente de nombreux atouts. L’un des plus importants est qu’elle permet de contrôler l’environnement dans lequel les décisions sont prises. Dans la plupart des recherches en économie, on essaye de comprendre les choix qui sont faits et la façon dont les interactions se déroulent dans un monde décrit par un modèle ; et ce modèle correspond à une simplification de la réalité destinées à la rendre intelligible. On peut alors légitimement se demander si les hypothèses simples que l’on formule, notamment quant aux motivations - ou « préférences » - des agents économiques permettent de rendre compte de ce que les gens font effectivement lorsqu’ils sont confrontés aux décisions économiques que l’on essaye de comprendre. Les expériences en laboratoire permettent de créer ce monde simplifié dans lequel la théorie économique raisonne : on peut alors directement observer la manière dont les participants prennent des décisions, mais aussi les conséquences de ces décisions pour l’économie et, éventuellement, développer de nouvelles manières de réfléchir à la façon dont ils agissent.

Comment se déroulent ces expériences en laboratoire ?

Dans une expérience en laboratoire, le chercheur réunit plusieurs personnes dans une salle et leur décrit des règles qui correspondent à la manière dont ils vont prendre des décisions et interagir avec les autres. L’ensemble de ces règles permet de reproduire le monde simplifié évoqué précédemment et ainsi de vérifier les hypothèses formulées sur les comportements effectivement adoptés par les participants. Une dimension importante à prendre en compte parmi ces règles est le fait qu’ils vont en général être rémunérés pour leur participation en fonction des décisions qu’ils vont prendre et en fonction des conséquences de leurs décisions et de celles des autres. La mesure des résultats s’effectue alors en fonction de la façon dont les participants réagissent aux règles de l’expérience, et de la façon dont ils s’adaptent à différentes règles du jeu qui sont autant de règles de fonctionnement différentes de l’économie.

Vous dressez ensuite la liste des différentes méthodes utilisées dans le cadre de l’économie expérimentale : quelles sont-elles ?

Ces méthodes visent à documenter l’ensemble des aspects de la prise de décision, car l’objectif de l’économie expérimentale est de pouvoir appréhender tous les types de comportement important du point de vue de la théorie économique et tous les aspects du comportement qui ont des conséquences économiques importantes.

De nombreuses méthodes sont ainsi couvertes dans le livre, parmi lesquelles la mesure des préférences dans le risque. Ces méthodes permettent de comprendre la façon dont les individus se comportent quand les conséquences de leurs décisions sont incertaines. Ce type de décision peut avoir des conséquences dans plusieurs domaines qui vont des choix de placements financiers aux choix d’assurances mais également, dans une perspective plus vaste, sur les choix en matière de santé, d’alimentation ou d’environnement.

La mesure des croyances s’intéresse à la perception qu’ont les individus de ce que vont faire les autres et de la façon dont évolue l’environnement dans lequel ils agissent. C’est une dimension très importante des décisions économiques, car on ne se comporte pas de la même manière suivant ce que l’on pense des autres (et suivant que l’on a raison ou tort de le penser) ou ce que l’on croit être les règles d’évolution de la situation dans laquelle on se trouve. L’économie expérimentale a développé une technologie très riche qui vise à mesurer et révéler les croyances qui sont utilisées pour prendre des décisions.

La mesure des préférences temporelles porte sur la façon dont les individus évaluent et réfléchissent aujourd’hui aux conséquences des décisions qu’ils devront ou voudront prendre dans le futur. Cette méthode sert également à évaluer dans quelle mesure ils sont à même de se tenir à ces décisions, et de mieux comprendre les enjeux des choix économiques qui font intervenir le long terme comme, par exemple, les décisions d’épargne.

Enfin, un certain nombre de méthodes visent à mesurer la dimension sociale des préférences, qui permet de comprendre les conséquences de l’attitude individuelle vis-à-vis des autres. Il s’agit d’un aspect de la décision qui a longtemps échappé à l’analyse traditionnelle en économie et qui s’est beaucoup développée au cours des dernières années, grâce à l’utilisation de l’économie expérimentale dans le cadre de « l’économie comportementale » - une approche centrée sur la psychologie des comportements de la décision économique.

Un point marquant, et qui semble s’éloigner des modèles classiques d’économie, est l’altruisme que les personnes incluent dans leurs décisions. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Ces méthodes permettent de montrer que, loin de prendre en compte uniquement les conséquences de leurs décisions pour eux-mêmes, la plupart des gens prennent également en compte les conséquences sur la situation des autres, de manière positive (à travers une forme d’altruisme) ou de manière négative (par un sentiment d’envie ou de compétition) : beaucoup de gens sont par exemple sensibles aux inégalités et préféreront gagner un petit peu moins d’argent si cela permet d’accéder à une répartition plus égale de la richesse. Ces aspects sont extrêmement importants pour comprendre la dimension sociale des décisions économiques : la composition du groupe, et le rapport de chacun aux autres membres du groupe, ont une grande importance sur le fonctionnement de l’économie.

Le large champ d’applications couvert par ces méthodes permet donc d’expliquer qu’elles soient aujourd’hui devenues très courantes en économie appliquée, notamment pour répondre à des questions de politique publique ?

Bien sûr ! L’apport de l’économie expérimentale à l’élaboration des politiques publiques est très important, et reste sous-évalué par les décideurs publics. Il y a deux axes selon lesquels la méthode expérimentale permet de nourrir la réflexion en matière d’élaboration des politiques publiques (1) :

D’abord, la méthode expérimentale permet d’observer les comportements qui résultent de différentes règles de fonctionnement de l‘économie en version miniature que l’on a créé dans le laboratoire selon la situation économique à laquelle on s’intéresse. Ces règles sont autant de modalités de régulation différentes de l’économie qui ont pour objectif de modifier les décisions qui sont prises et d’atteindre un équilibre différent : l’assurance chômage vise par exemple à accompagner la recherche d’emploi et à assurer le risque de perte d’emploi. Pour penser l’assurance chômage, il faut comprendre les comportements de recherche pour se demander quel est le système qui favorise un retour à l’emploi le plus rapide possible, et vers l’emploi de la meilleure qualité possible. La méthode expérimentale peut être donc utilisée comme banc d’essai (2) pour tester différentes décisions de politiques publiques en observant les conséquences sur les comportements de ces règles.

Ensuite, comme l’économie expérimentale permet de mieux comprendre les déterminants des comportements économiques, elle permet aussi de réfléchir différemment aux conséquences de différents types de politiques publiques, et de développer de nouveaux outils d’intervention. Pour revenir à l’assurance-chômage, des recherches récentes montrent par exemple les limites des dispositifs d’allocation dégressives ou des sanctions fondées sur des objectifs de retour à l’emploi : pour beaucoup de gens, la perspective de la diminution future des allocations n’a en effet que peu d’effet sur le retour à l’emploi car elle est trop éloignée dans le temps pour être prise en compte dans les comportements de recherche. Mieux vaut mettre en œuvre des objectifs de court terme, et multiplier les paliers d’indemnisation qui ont un effet de rebond important sur les comportements de recherche.

Quels sont les apports de ce nouvel ouvrage par rapport à vos précédentes publications sur le sujet ?

Notre précédent livre (3) se concentre sur les enjeux méthodologiques de l’économie expérimentale – comment et pourquoi elle est apparue, quelle est sa contribution spécifique aux connaissances empiriques en économie, et ce que l’on apprend grâce aux résultats qui en sont issus. Celui-ci a une visée plus pratique en décrivant aussi précisément que possible la manière dont fonctionnent les différentes méthodes utiles pour faire des expériences en laboratoire.

Comme je l’ai précisé auparavant, les méthodes expérimentales s’adressent à de nombreux praticiens des sciences sociales, et non pas seulement aux économistes comportementaux : elles s’avèrent être très utiles pour toute démarche consistant à s’intéresser au contenu empirique de ce que l’économie dit sur les comportements individuels et stratégiques. Le livre a donc été conçu dans l’idée de pouvoir mettre à disposition une ressource en français qui permette de s’approprier ces méthodes et de les rendre plus accessibles, notamment pour un public de jeunes chercheurs qui voudraient les utiliser dans le cadre de travaux de recherche empirique en économie.


(1) Voir, par exemple, Samuel Ferey, Yannick Gabuthy et Nicolas Jacquemet, « L’apport de l’économie expérimentale dans l’élaboration des politiques publiques » Revue Française d’Economie, Vol. XXVIII (2), 2013, pp.155-194

(2) C’est, par exemple, ce qui a été fait pour l’attribution des licences de téléphonie mobile de 3e ou de 4e génération aux Etats-Unis où l’on a testé différentes règles d’enchères en laboratoire pour vérifier quels revenus étaient générés pour le gouvernement en attribuant les enchères suivant différentes règles d’allocations. Ces expériences en laboratoire ont été utilisées pour élaborer le système d’enchères qui, effectivement, était utilisé pour attribuer les licences de téléphonie.

(3) Nicolas Jacquemet et Olivier L’Haridon, Experimental Economics : Method and Applications, 2018