La science économique au service de la société

Les représentants du personnel sont-ils discriminés par leurs employeurs ?

Jérôme Bourdieu - Membre associé à PSE, directeur de recherche INRA
Thomas Breda - Membre associé à PSE, chargé de recherche CNRS

En 2013, un Observatoire de la discrimination et de la répression syndicales a été créé, à l’initiative de diverses entités (1) et avec l’appui de nombreux chercheurs et personnalités qualifiées. On aurait pu penser révolue l’époque où les syndicalistes et les défenseurs des intérêts des salariés étaient réprimés par le pouvoir des dirigeants : depuis plus d’un siècle, l’institutionnalisation des syndicats s’est affirmée, et ses représentants ont vu leurs prérogatives progressivement garanties par des droits spécifiques. Pourtant, dans une situation économique de chômage durable, de croissance faible, de pression constante sur le travail, la défense des intérêts des travailleurs semble de plus en plus difficile et les cas de pratiques patronales antisyndicales avérées ne cessent d’augmenter.
Quelles que soient les sources mobilisées, les indices suggérant l’existence d’une discrimination de grande ampleur à l’encontre des syndicalistes s’accumulent. Depuis les années 2000, la majorité des grandes entreprises françaises a ainsi dû indemniser des dizaines de représentants à la suite de procédures judiciaires pour discrimination syndicale. Dans les enquêtes, les salariés déclarent ne pas se syndiquer principalement par peur des représailles. Enfin, près de la moitié des délégués syndicaux estiment que leur mandat a eu un impact négatif sur leur carrière ; un article récent (2) de l’un d’entre nous montre que ces délégués sont payés en moyenne 10% de moins que les collègues qu’ils représentent à caractéristiques observables égales (diplôme, âge, ancienneté etc.). Ces pénalités salariales pour les délégués syndicaux croissent avec leur ancienneté, la discrimination qu’ils déclarent ressentir, et leur appartenance à un syndicat plus combatif (la CGT par exemple), autant d’indices qui suggèrent qu’elles reflètent au moins en partie une discrimination.
Les causes de la prévalence de telles pratiques discriminatoires semblent tomber sous le sens : en affaiblissant les porteurs des revendications des salariés, les dirigeants défendent leurs profits et leurs intérêts. Dans le cadre d’interactions répétées, la discrimination observable par tous des représentants syndicaux peut fortement dissuader certains salariés de participer à l’action collective au sens large, et aux instances de représentation du personnel en particulier. Il existe cependant une alternative immédiate à la discrimination qui consiste à pratiquer une stratégie inverse, en trouvant un terrain d’entente avec les syndicalistes, quitte à les favoriser pour les rendre moins revendicatifs. Les cas retentissants de corruption à grande échelle (caisses noires de l’UIMM pour « fluidifier » le dialogue social, abus notoires de certains comités d’entreprise, etc.), ou encore l’existence bien connue de syndicats jaunes dans certaines entreprises illustrent bien que des cas de collusions entres les employeurs et les représentants du personnel, aux détriments des intérêts des salariés, peuvent également se produire. L’un comme l’autre de ces deux équilibres - collusif (représentant acheté) ou, au contraire, conflictuel (représentant discriminé) - représentent des cas extrêmes qui sont inefficaces pour l’entreprise considérée dans son ensemble.
L’objectif de notre travail est de mieux comprendre quels types d’équilibres sont majoritaires et les conditions qui favorisent leur réalisation. Nous cherchons notamment à mettre en évidence en quoi les règles institutionnelles de la représentation collective peuvent favoriser l’émergence de situations sous-optimales du point de vue du dialogue social. Pour donner un exemple, il existe en France une myriade de représentants du personnel (délégués du personnel, délégués syndicaux), aux attributions différentes (négocier les salaires, discuter l’organisation du travail, être consulté pour les décisions importantes, etc.), intervenant dans diverses instances (CE, CHSCT, DP), pouvant être syndiqués ou non (seule la moitié d’entre eux le sont), et dont les modes de désignation ou d’élection diffèrent. Nous observons dans un travail récent (3) financé par la DARES, que la pénalité salariale est essentiellement subie par les délégués syndicaux, à savoir ceux qui ont théoriquement la charge de négocier les salaires, et cela uniquement lorsqu’ils ont effectivement négocié (lors des négociations annuelles obligatoires), et d’autant plus que la négociation n’a pas abouti à un accord. Nous nous interrogeons ainsi sur le bien-fondé d’une séparation institutionnelle des rôles, avec certains représentants dont l’action est essentiellement de revendiquer une part des bénéfices (au détriment des actionnaires), et d’autres qui collaborent plus directement à l’organisation de la production.
Au delà de cet exemple, les questions qui nous (pré)occupent restent nombreuses. En quoi la possibilité d’une discrimination induit de facto une sélection de certains salariés prêts à renoncer à leur carrière dans les instances de représentation du personnel ? Quels rôles jouent les syndiqués pour défendre ou contrôler l’action de leurs représentants ? En quoi l’existence de rentes importantes dans les entreprises affecte le rapport de force entre salariés et employeurs et la situation des représentants ? En mobilisant les riches enquêtes produites à la DARES par le Ministère du travail, nous essayons d’isoler les principaux facteurs microéconomiques générant des relations professionnelles conflictuelles (ce qui n’est pas une fatalité historique), ou au contraire collusives. Dans les deux cas, c’est la qualité de la représentation des intérêts des salariés qui est en jeu.
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(1) La Fondation Copernic, la CFTC, la CGT, FO, la FSU et Solidaires ainsi que le Syndicat des Avocats de France et le Syndicat de la Magistrature.
(2) Breda, T. (2014) « Les délégués syndicaux sont-ils discriminés ? », La Revue Economique, vol 65, n°6, pp. 841-880.
(3) Bourdieu, J. et T. Breda (2014) « Les employeurs face aux représentants du personnel : une situation de discrimination stratégique ? », Rapport d’étude pour la DARES, Ministère du travail.


Cet article est issu de la Lettre PSE n°20 (janvier 2015)
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