La science économique au service de la société

Une entreprise responsable doit aussi faire preuve de responsabilité politique - par M. Chiroleu-Assouline, M. A. Delmas et T. P. Lyon

Par Mireille Chiroleu-Assouline (PSE, Paris 1), Magali A. Delmas (UCLA, Invitée PSE), Thomas P. Lyon (Michigan Univ.)

Il est temps que les entreprises et les sociétés fassent preuve de transparence au sujet de leurs activités politiques. La responsabilité politique doit devenir un élément incontournable de l’évaluation des entreprises par les ONG, les investisseurs et les consommateurs. En tant que membres de l’Alliance for Research on Corporate Sustainability (1), Thomas P. Lyon et Magali Delmas, avec Mireille Chiroleu-Assouline et dix autres co-auteurs, expliquent pourquoi cela est si important, dans un article publié dans la California Management Review (2).


DE LA RSE A LA RPE

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La responsabilité sociale et environnementale des entreprises (RSE), autrefois considérée comme non pertinente ou même subversive, est devenue un courant dominant. La plupart des grandes entreprises vantent maintenant leurs références écologiques dans leurs rapports annuels. La plupart des grandes écoles de commerce proposent des cours en la matière, voire des programmes complets à double diplôme qui visent à créer un monde durable « grâce au pouvoir des affaires ».

Ces avancées sont les bienvenues, mais elles ne vont pas assez loin. Nos frontières planétaires ont été dépassées et les écosystèmes mondiaux continuent de décliner. Les changements systémiques à grande échelle qui sont nécessaires n’émergeront pas dans le scénario « Business as Usual ». Ce qu’il faut, c’est un chamboulement des règles du jeu elles-mêmes, qui permettra de créer un cadre dans lequel les entreprises seront récompensées et non pénalisées pour avoir protégé la planète. Pour y parvenir, il faudra l’appui de chefs d’entreprise influents, c’est-à-dire qu’il faudra que la responsabilité politique des entreprises (RPE) s’assure que les règles soient non seulement appliquées, mais correctement et véritablement appliquées.

En matière de durabilité, la RPE consiste à soutenir des politiques qui empêchent les entreprises de faire supporter les dommages environnementaux par l’ensemble de la société, au lieu de simplement chercher à maximiser les profits à court terme. Dans cet article, M. Delmas, T. P. Lyon, M. Chiroleu-Assouline et leurs co-auteurs soutiennent que par rapport aux efforts des entreprises pour rendre leurs activités plus écologiques, leurs actions politiques, comme le lobbying ou le financement de campagnes, peuvent avoir davantage d’influence sur l’état de l’environnement. Il va sans dire que les politiques soutenues par les entreprises doivent être substantielles et non simplement symboliques.

LE CAS DE LA RESPONSABILITÉ ENVIRONNEMENTALE
La responsabilité politique des entreprises n’est pas inconnue dans le monde politique. Prenons pour exemple le domaine de la lutte contre le changement climatique. Lorsque le président Trump a annoncé son intention de se retirer de l’Accord de Paris sur le climat, Jeff Immelt, alors PDG de General Electric, a tweeté : « Le changement climatique est réel. L’industrie doit maintenant prendre les devants et ne pas dépendre du gouvernement. » (3) We Are Still In Movement, une coalition de chefs d’entreprise, d’éducateurs et de dirigeants d’administrations locales des États-Unis qui souhaitent respecter les engagements des États-Unis envers l’Accord de Paris sur les changements climatiques, fournit un exemple frappant de ce que peut être la RPE. Des centaines d’entreprises se sont regroupées avec les gouvernements locaux, les universités et des associations et ONG pour apporter leur soutien aux engagements nationaux et internationaux visant à combattre le changement climatique.

Il y a malheureusement des preuves que certaines entreprises utilisent des initiatives de développement durable comme couverture de leurs efforts politiques visant à bloquer des changements significatifs. Par exemple, les PDG de grandes entreprises comme Dow Chemical and Corning Inc. ont signé une lettre ouverte au Wall Street Journal exhortant les États-Unis à rester partie à l’Accord de Paris, tout en soutenant simultanément l’Industrial Energy Consumers of America (IECA), un groupe de pression qui poussait l’administration à se retirer de cet accord. Les constructeurs automobiles allemands ont qualifié leurs voitures de « diesel propre » tout en faisant pression, en Allemagne et ailleurs, pour des normes d’émission des véhicules plus souples et en trichant sur les tests d’émissions.

UNE TRANSPARENCE A PETITS PAS

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On ne saurait trop insister sur l’importance de la transparence des activités politiques des entreprises. C’est la garantie cruciale pour protéger la société contre la capture du politique par des intérêts privés. De plus, sans transparence, les actionnaires sont floués parce qu’ils ne connaissent pas vraiment la destination des fonds qu’ils ont investis. À l’heure actuelle, toutefois, la transparence des informations relatives aux activités politiques est très limitée. Par exemple, la Loi américaine sur la divulgation des activités de lobbyisme (Lobbying Disclosure Act) ne permet pas de collecter des données pour savoir si une entreprise a fait pression pour ou contre un texte réglementaire particulier. Seules sont connues les sommes dépensées sur un sujet particulier, mais pas à quelles fins.

Cependant, le changement est en vue. Depuis 2013, Vigeo Eiris, leader européen de la notation RSE, évalue les pratiques de lobbying des entreprises et juge le niveau global de transparence “faible, de façon prévisible” (4). Aux États-Unis, l’indice CPA/Zicklin de Wharton sur la transparence et la responsabilité politiques des entreprises a évalué l’ensemble du S&P 500 et a constaté une amélioration substantielle avec le temps de la transparence de leurs dépenses politiques (5). Toutefois, cet indice ne couvre pas encore le domaine critique des dépenses de lobbying. Une autre initiative prometteuse est la collaboration de Transparency France avec neuf entreprises partenaires pour élaborer un guide sur la déclaration des dépenses de lobbying. Cette démarche contribuera à créer des normes de bonne pratique en matière de transparence autour du lobbying (6).

Bien sûr, la RPE va bien au-delà du lobbying. Il existe au moins neuf canaux distincts par lesquels les entreprises exercent une influence politique (7), y compris le lobbying, mais aussi le soutien aux groupes de réflexion, la création de groupes de façade, le financement de comités d’action politique (Political Action Committees ou PAC) et de super PAC, le financement de fondations, le travail au sein d’associations professionnelles, la participation à des organisations de pointe, la participation aux comités consultatifs gouvernementaux et le placement de cadres dans des postes administratifs. Tous ces éléments doivent faire partie de notre conception de la RPE.

L’APPORT DES CHERCHEURS, L’ATTENTE DES CITOYENS
Dès lors que les dirigeants de la société civile et les chercheurs auront accès à des informations fiables et complètes sur l’action politique des entreprises, ils pourront proposer, évaluer et stimuler la création de nouvelles normes et politiques publiques pour la responsabilité politique des entreprises. L’un des principaux défis à relever à cet égard consistera à élaborer des cadres d’évaluation pour déterminer dans quelle mesure l’action politique des entreprises soutient des politiques qui mènent à des résultats plus durables. Les chercheurs continueront de jouer un rôle important dans la mise à l’épreuve des indicateurs de durabilité existants et dans l’élaboration de cadres nouveaux et améliorés pour la production de rapports. Un autre défi important consiste à élaborer des méthodes d’évaluation de la performance des partenariats intersectoriels.

Les sondages indiquent que la majorité des citoyens du pays le plus puissant du monde, les États-Unis, croient que leur système politique est corrompu, manipulé au bénéfice des 1 % les plus riches. Le temps est venu pour les chefs d’entreprise d’être jugés sur la façon dont leurs efforts pour établir les règles du jeu affectent la société dans son ensemble, et pas seulement sur leurs propres résultats financiers. La responsabilité politique des entreprises est au moins aussi importante que ce que l’on appelle actuellement la responsabilité sociale des entreprises.

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Références
(1) ARCS - https://corporate-sustainability.org/

(2) ”CSR Needs CPR : Corporate Sustainability and Politics ?” T. P. Lyon, M. A. Delmas, J. W. Maxwell, P. Bansal, M. Chiroleu-Assouline, P. Crifo, R. Durand, J-P. Gond, A. King, M. Lenox, M. Toffel, D.Vogel, F. Wijen. Publié dans : California Management Review, 60(4), pp. 5 - 24. 2018. https://doi.org/10.1177/0008125618778854

(3) CNBC.com : https://cnb.cx/2uXL3lw

(4) Vigeo, communiqué de presse – juin 2013 https://bit.ly/2z3Pi3h

(5) The 2016 CPA- Zicklin Index of Corporate Political Disclosure and Accountability
http://files.politicalaccountability.net/index/2016CPAZicklinIndex.pdf

(6) Fostering transparency in lobbying activities in France
https://www.transparency.org/news/pressrelease/fostering_transparency_in_lobbying_activities_in_france

(7) Barley, S. R. (2010). Building an institutional field to corral a government : A case to set an agenda for organization studies. Organization Studies, 31(6), 777-805.

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Magali Delmas est Professeur de Management à l’UCLA Anderson School of Management et au sein de l’Institut pour l’Environnement et le Développement Durable. Elle dirige le Center for Corporate Environmental Performance (UCLA). Ses recherches portent sur la soutenabilité stratégique et des entreprises. Elle a publié plus de 80 articles, chapitres et cas d’études sur le sujet. Son dernier livre s’intitule The Green Bundle : Pairing the Market with the Planet (Stanford Press). Elle a présidé l’ARCS de 2013 à 2017.

Mireille Chiroleu-Assouline est professeur à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et professeur associé à PSE. Elle est vice-présidente de la French Association of Environmental and Resource Economists. Ses recherches et son expertise concernent l’économie de l’environnement et plus particulièrement la fiscalité environnementale et ses impacts économiques, les politiques de lutte contre l’effet de serre ou encore la responsabilité sociale et environnementale des entreprises et les interactions entreprises-ONG-décideurs publics dans le domaine de l’environnement.

Thomas P. Lyon est titulaire de la chaire Dow Sustainable Science, Technology and Commerce de l’Université du Michigan (RSB et SES). Il préside l’ARCS et a dirigé l’Institute for Global Sustainable Enterprise. Chercheur reconnu pour ses travaux utilisant l’analyse économique afin de mieux comprendre les stratégies environnementales des entreprises, dans le secteur de l’énergie notamment, en lien avec les régulations gouvernementales, les ONG et les consommateurs. Il est l’auteur de l’ouvrage séminal Corporate Environmentalism and Public Policy (CUP).