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Quels facteurs politiques et économiques ont conduit à des pogroms antisémites dans l’Empire russe ?

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Irena Grosfeld*, Seyhun Orcan Sakalli et Ekaterina Zhuravskaya*

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Quels sont les déterminants économiques et politiques de la violence ethnique ? Les politologues ont étudié de façon approfondie dans quelle mesure des facteurs tels que l’instabilité politique et la faiblesse de l’État influent sur le risque de déclenchement d’une guerre civile. Les économistes, quant à eux, ont fourni des preuves solides qui démontrent que les ralentissements économiques sont un vecteur important de troubles sociaux et que la violence ethnique est exacerbée par la concurrence économique entre la majorité et la minorité ethniques.

Dans cet article, Irena Grosfeld, Seyhun Orcan Sakalli, et Ekaterina Zhuravskaya examinent comment l’interaction de facteurs politiques et économiques déclenche des pogroms dans un contexte d’antisémitisme répandu. Leur analyse apporte un nouvel éclairage sur la manière dont les minorités ethniques peuvent être exposées à des persécutions lorsqu’elles sont confinées dans des niches économiques complémentaires à la majorité et qu’elles ne sont par conséquent pas en concurrence économique directe avec celle-ci. Les auteurs s’intéressent en particulier aux conditions dans lesquelles la violence anti-juive a éclaté au 19e siècle et au début du 20e siècle dans l’Empire russe, où résidait la majorité du peuple juif mondial. Dans cet Empire, les Juifs jouissaient d’une position dominante dans les secteurs du prêt bancaire et du commerce. Malgré une forte ségrégation économique entre Juifs et autres sujets de l’empire, les Juifs étaient la cible de persécutions, qui, dans les moments les plus sombres, se sont traduites par une violence anti-juive à grande échelle qui a fait entrer le terme pogrom dans les langues européennes. Les auteurs ont recueilli un nouvel ensemble de données qui regroupe des données de panel sur les pogroms anti-juifs, des mesures de la production agricole et des prix des récoltes sous l’effet de chocs, ainsi que des données transversales détaillées sur la composition ethnique locale par profession et des séries chronologiques historiques des crises politiques tout au long de cette période.

Sur la base de ces données, ils montrent d’abord que les économistes et les politologues n’avaient que partiellement raison d’avancer que les chocs économiques et politiques étaient associés à la violence ethnique. Les crises au sein de l’économie de l’empire russe dominée par l’agriculture étaient principalement dues aux mauvaises récoltes et aux pénuries de céréales. Les crises politiques, en revanche, étaient de nature variée : elles étaient provoquées par des guerres, des bouleversements politiques violents, des révolutions, etc. Les vagues de pogrom ont eu lieu lorsque, et seulement lorsque, les chocs économiques, causés par de très mauvaises récoltes et de graves pénuries de céréales, ont coïncidé avec des troubles politiques menaçant l’ordre politique et social. Il est important de noter que les chocs économiques qui se sont produits en dehors des crises politiques n’étaient pas moins graves que ceux qui se sont produits pendant les crises politiques. Deuxièmement, ils montrent que lorsque les chocs économiques et politiques coïncident, les pogroms se produisaient principalement dans les lieux où les Juifs contrôlaient les professions d’intermédiaires en lien avec l’agriculture, à savoir le prêt bancaire et le commerce de céréales. Les chocs économiques et politiques n’ont pas entraîné de pogroms dans les lieux où la communauté juive s’était spécialisée dans d’autres professions, par exemple des professions d’intermédiaires non liées à l’agriculture, comme le commerce de biens non agricoles.

Les auteurs étudient et réfutent plusieurs mécanismes potentiels qui pourraient expliquer ces résultats, comme la théorie du bouc émissaire, la théorie d’une application des lois laxiste, etc. Ils soutiennent que le mécanisme suivant est cohérent avec les preuves recueillies. La relation économique entre les intermédiaires juifs et la majorité était basée sur des interactions répétées : les créanciers prêtaient aux paysans et les négociants en grains accordaient des crédits à la fois aux paysans des zones rurales et aux acheteurs urbains de grains. En période de chocs économiques, il était courant que les créanciers annulent ou refinancent leurs dettes. Des chocs politiques tels que la menace de la réintroduction du servage, la collectivisation des fermes paysannes ou la nationalisation de la propriété privée, ont conduit à une situation dans laquelle les créanciers ne pouvaient pas rééchelonner le remboursement des dettes et les négociants en céréales ne pouvaient pas accorder de crédit commercial même en cas de pénurie de céréales. Rationnels, les intermédiaires n’étaient pas en mesure d’annuler les dettes et d’accorder de nouveaux crédits, car, pressentant l’incertitude politique à venir, ils estimaient que les débiteurs ne seraient probablement pas en mesure de poursuivre leurs relations économiques avec les créanciers. Les débiteurs, insolvables en raison des chocs économiques et sachant que les intermédiaires réclameraient le paiement des dettes, ont eu recours à la violence contre les communautés juives.

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Références
Titre original de l’article : Middleman Minorities and Ethnic Violence : Anti-Jewish Pogroms in the Russian Empire
Publié dans : Review of Economic Studies, Oxford University Press (OUP), In press
Disponible sur : https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-02103097/

Crédit photo : Fablok (Shutterstock)

* Membres de PSE