La science économique au service de la société

Comment les institutions peuvent défaire le genre

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Quentin Lippmann, Alexandre Georgieff et Claudia Senik

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Dans l’ensemble des pays développés, les femmes sont moins présentes que les hommes sur le marché du travail ; elles y perçoivent un salaire inférieur, occupent moins les lieux de pouvoir et consacrent, par ailleurs, davantage d’heures au travail domestique. Ces inégalités se sont considérablement réduites au cours du siècle dernier, mais pas entièrement. Comment expliquer leur persistance ? Spécialisation efficace, discrimination, pouvoir de négociation au sein du ménage… à ces motifs économiques s’ajoutent des mécanismes reposant sur l’identité et les normes de genre dictant les rôles associés à chaque sexe.

Dans cet article, Quentin Lippmann, Alexandre Georgieff et Claudia Senik mettent en lumière l’héritage et le poids persistant des institutions sur les comportements, notamment sur la division du travail au sein des couples. Dans les années 1990, des sociologues découvrent un phénomène étonnant, maintes fois confirmé depuis : si femmes et hommes réduisent le temps consacré au travail domestique lorsque leur revenu individuel relatif augmente (ce qui est conforme aux prédictions de la théorie économique) les femmes, à partir du moment où elles gagnent autant que leur conjoint, tendent à augmenter à nouveau le temps passé à effectuer des tâches ménagères. Ce comportement de rétablissement de la norme de genre, baptisé « doing gender », a été mis en évidence dans plusieurs pays, notamment aux Etats-Unis et en Australie. Les femmes semblent donc réactiver la différenciation des rôles dès que cette dernière menace de s’estomper. Et pour cause : les ménages dans lesquels le revenu de la femme est supérieur à celui de l’homme sont plus exposés au risque de divorce. Le couple est-il donc nécessairement au prix de cette asymétrie ?
Les auteurs montrent que les politiques publiques peuvent modifier ce scénario. Pour cela, ils analysent « l’expérience naturelle » que constitue la division de l’Allemagne en 1949 et sa réunification en 1990. Avant la division, rien ne distinguait les deux régions de l’Allemagne. Mais durant cet intervalle de 41 ans, deux ensembles d’institutions diamétralement opposés ont été mis en place de chaque côté de la frontière. A l’Est (RDA) : politiques égalitaires, règle de plein-emploi pour les femmes et dispositions favorables à la conciliation entre travail et famille. A l’Ouest (RFA) : modes de garde d’enfants erratiques et dispositions diverses pour maintenir les mères au foyer. Ainsi, en 1989, 90% des femmes est-allemandes participaient-elles au marché du travail contre 56% à l’Ouest. Or, vingt-cinq ans après la réunification allemande, qui a étendu à l’ensemble du territoire les institutions de l’Allemagne de l’Ouest, les différences entre les deux régions perdurent. Les femmes vivant dans les Länders de l’ancienne RDA passent plus de temps au travail et contribuent davantage au revenu de leur famille que celles qui vivent sur le territoire de l’ancienne RFA. Surtout, on observe chez les secondes la force de rappel de la norme de genre qui les pousse à accroître leur temps de travail domestique lorsqu’elles gagnent plus que leur conjoint. A l’Est, ce comportement a disparu et une femme peut gagner un revenu supérieur à celui de son mari sans que cela ne mette son mariage en danger. Ainsi, les institutions qui ont prévalu pendant 40 ans en Allemagne de l’Est ont-elles profondément et durablement modifié les habitudes et les attentes, non seulement en ce qui concerne le travail, mais aussi la répartition des tâches au sein des couples. Vingt-cinq ans après la réunification allemande, on trouve encore aujourd’hui, dans les comportements des familles, le legs des différences institutionnelles entre RDA et RFA. Les politiques publiques peuvent influencer les normes culturelles. Une fois modifiées, celles-ci conservent une certaine inertie, sans toutefois être irréversibles.

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Titre original de l’article académique : “Undoing Gender with Institutions. Lessons from the German Division and Reunification”
Publié dans : Working paper PSE n°2016-06
Téléchargement : https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01297653

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