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Mobilisation militaire et “capital humain” : les enseignements du Pendjab colonial durant la première Guerre Mondiale

Oliver Vanden Eynde

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La participation de l’armée indienne lors de la première Guerre Mondiale est souvent sous-estimée. Pourtant le nombre de victimes issues des armées coloniales illustrent clairement la dimension internationale du conflit, et cela est particulièrement vrai pour l’Inde. Les britanniques y ont en effet trouvé une source immense de recrues potentielles (1). Ces recrutements n’étaient cependant pas uniformes d’une région à l’autre : en 1918, plus de 40% de l’armée indienne venait du Pendjab, où seule 8% de la population totale vivait alors (2). Et au sein même de cette région, les recrutements étaient loin d’être équilibrés entre les différentes zones car les britanniques avaient des « préférences » de longue date pour certains villages. Que se passe-t-il lorsque plus d’un tiers des hommes en âge de travailler quittent soudainement leur foyer pour être envoyés à la guerre ? La plupart des soldats indiens venaient de petits villages ruraux et ne savaient ni lire ni écrire avant leur mobilisation. Mourir, tomber malade, être blessé ou traumatisé étaient malheureusement inévitables. Mais pour une part d’entre eux, servir dans une armée professionnelle leur a permis d’acquérir de nouvelles compétences.
Dans cet article, Oliver Vanden Eynde s’appuie sur des archives de recensement afin d’évaluer l’effet sur les taux d’alphabétisation des mobilisations militaires des hommes vivant au Pendjab, durant la 1re Guerre Mondiale. Il analyse les registres conservés par la commission « Commonwealth War Graves » au sujet de plus de 19 000 soldats, pour lesquels de nombreuses informations existent - notamment le nom de famille de l’individu mobilisé et celui de son père. Ces détails sont utilisés par l’auteur afin d’identifier la religion et la zone d’origine des soldats recrutés. Les différences de recrutement observées d’un village à l’autre, couplées à ces détails individuels, permettent une comparaison précise de l’alphabétisation pré et post-conflit. Ces analyses confirment qu’entre 1911 et 1921, les taux relatifs et absolus d’alphabétisation ont augmenté significativement au sein des communautés où la proportion d’hommes recrutés était élevée. Cette progression est particulièrement forte chez les hommes qui étaient en âge d’être mobilisés, ce qui renforce l’hypothèse de soldats indiens formés à l’écriture et la lecture durant la guerre. Le sous-investissement public dans l’éducation à cette époque donne un relief particulièrement fort à ce travail. Des recherches antérieures avaient également souligné à quel point le service militaire pouvait améliorer les niveaux de formation des individus, notamment en termes de capacité de communication avec leurs familles.
Il est évident que la mobilisation en temps de guerre n’est pas un substitut à une scolarisation ou une formation réelles. Dans cet article, l’auteur ne relève d’ailleurs pas d’amélioration du taux l’alphabétisation des enfants dans les zones étudiées. Cependant, les ONG et les scientifiques s’accordent sur la difficulté à améliorer, chez les adultes, ces taux - hier comme aujourd’hui. La formation militaire est un volet essentiel de la coopération internationale, et le sous investissement public dans le « capital humain », dans de nombreuses régions du monde, est toujours d’actualité (3). _ C’est pourquoi l’expérience du Pendjab au début du siècle passé peut être riche d’enseignements quant aux bénéfices inattendus d’un service ou d’une mobilisation militaires. Pour autant - et rappeler cela à l’heure des grandes commémorations n’est pas anodin - ce constat a eu un coût terrible pour cette région : pour 6 hommes qui ont pu acquérir la maîtrise de l’écriture et de la lecture, 1 soldat a donné sa vie.
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(1) Plus d’un million d’Indiens ont combattu au front aux côtés des soldats de la Triple Entente, et en particulier 138 000 Indiens ont été mobilisés en France
(2) Le Pendjab de l’époque Coloniale (et provinces associées) comprenaient les actuels états du Pendjab au Pakistan et en Inde, ainsi que l’Himachal Pradesh et l’Haryana en Inde
(3) On estime à moins de 20% le taux d’alphabétisation des individus recrutés par l’armée Afghane en 2008
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Titre original de l’article académique : “Military Service and Human Capital Accumulation : Evidence from Colonial Punjab”
Accepté pour publication : Journal of Human Resources
Téléchargement : https://www.parisschoolofeconomics.eu/docs/vanden-eynde-oliver/military-service-colonial-punjab.pdf
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© « Indian bicycle troops Somme 1916 IWM Q 3983 » by John Warwick Brooke - This is photograph Q 3983 from the collections of the Imperial War Museums.. Licensed under Public Domain via Wikimedia Commons