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Trajectoires maritales, autonomie et bien-être des femmes au Sénégal

Lien court vers ce résumé : http://bit.ly/2IHfAMK

Sylvie Lambert, Dominique Van de Walle et Paola Villar

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D’après l’enquête « Pauvreté et Structure Familiale » menée au Sénégal en 2006, 18,5% des femmes de ce pays qui ont été mariées au moins une fois ont connu un veuvage, et plus de 13% ont connu un divorce (un taux qui atteint 17% en zone urbaine). Une part importante de ces femmes se remarient (59% des divorcées et 26% des veuves), le plus souvent dans des mariages polygames (1). Alors que ces trajectoires sont fréquentes, le cadre légal dans lequel elles s’inscrivent est assez peu protecteur pour les femmes. Si le mariage n’a pas été enregistré à l’état civil, ce qui est le cas de l’immense majorité des mariages qui n’ont qu’une célébration religieuse, il n’y a aucune protection pour la femme en cas de divorce (pas de pension alimentaire et garde des enfants à la discrétion du mari). En cas de veuvage, les femmes sont souvent de facto privées de l’héritage de leur mari et ne bénéficient d’aucune pension (sauf les veuves de fonctionnaires). De ce fait, pour assurer leur subsistance, les femmes économiquement fragiles dépendent soit de leurs enfants, soit d’un nouveau mari (2). Quand elles le peuvent, parce qu’elles en ont les moyens et qu’elles parviennent à échapper à l’injonction sociale à être mariée, la majorité des femmes choisit de ne pas se remarier. La question se pose donc de l’impact à long terme de chocs dans la trajectoire maritale pour les femmes qui y sont exposées.

Dans cet article, Sylvie Lambert, Dominique van de Walle et Paola Villar documentent les trajectoires maritales des femmes au Sénégal et estiment l’impact des chocs maritaux en termes d’accès à la consommation. Tout d’abord, les auteurs mettent en évidence l’inégale vulnérabilité des femmes face aux ruptures comme aux remariages. Les femmes les plus pauvres sont plus susceptibles d’être confrontées au veuvage. Le divorce est au contraire plus fréquent pour des femmes éduquées et urbaines. Après ces chocs, la probabilité de remariage varie selon les caractéristiques des femmes. Outre qu’elle dépend de façon évidente de l’âge de la femme, les femmes appartenant à des groupes sociaux plus traditionnels (3) se remarient plus fréquemment. Au contraire, les femmes éduquées ont une probabilité plus faible de se remarier. L’éducation joue également un rôle important dans la qualité du remariage des divorcées, accroissant la probabilité d’une union monogame, et d’un enregistrement à l’état civil. Elle ne joue par contre aucun rôle pour épargner aux veuves des remariages moins attrayants, sauf en réduisant la probabilité de mariages léviratiques.

Comment se traduisent ces effets de sélection dans les différents statuts matrimoniaux en termes de consommation ? Afin de répondre à cette question, les auteurs estiment les paramètres de modèles de consommation spécifiques à chacune des situations maritales, afin de simuler la consommation qu’aurait une femme ayant des caractéristiques données si elle avait un statut matrimonial différent de celui observé. Si la consommation dite contrefactuelle des divorcées, remariées ou non, est similaire à celle observée, les résultats soulignent que les femmes qui connaissent un veuvage sont particulièrement défavorisées en termes d’accès à la consommation. En effet, les veuves remariées auraient un niveau de consommation plus élevé si elles ne s’étaient pas remariées. Cela reflète en partie la sélection dans le remariage : d’une part les femmes qui en ont les moyens ne se remarient pas et d’autre part, les veuves qui se remarient ont des caractéristiques inobservables qui expliquent également leur faible niveau de consommation après le remariage. Le remariage ne permet donc pas à ces dernières de retrouver leur niveau de vie d’avant veuvage. Les résultats semblent également indiquer que des femmes devenues veuves relativement jeunes et ayant des enfants ne peuvent pas se soustraire au lévirat (cf note 2), même si ce n’est pas la situation la plus satisfaisante en termes économiques. Cela peut être en effet la seule façon de garder accès à leurs enfants, en particuliers les garçons, lesquels appartiennent au lignage paternel. Il est donc possible que la pression sociale pousse des femmes veuves à entrer dans des unions dans lesquelles elles auront un statut moins favorable que celui des autres femmes mariées, basculant ainsi dans une forme de piège de pauvreté. Si tel est le cas, la mise en place de transferts sociaux destinés aux veuves avec enfants, ainsi qu’un changement dans les règles de garde d’enfants faisant prévaloir les parents plutôt que le lignage paternel, pourraient contribuer à améliorer la situation de ces femmes très vulnérables.

(1) 47% des divorcées qui se remarient et 72% des veuves remariées sont dans des unions polygames alors que c’est le cas de seulement un tiers des femmes en premier mariage
(2) Dans le cas de mariages dits léviratiques, ce nouveau mari peut être un parent du défunt mari, le plus souvent un frère.
(3) Appartenir à un groupe social plutôt traditionnel est approximé ici par une origine rurale, un père polygame, et le fait d’avoir été confiée dans l’enfance.

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Titre original de l’article académique : Marital trajectories, women’s autonomy and women’s wellbeing in Senegal

Publié dans : Towards Gender Equity in Development, Oxford University Press, par Anderson, Siwan, Lori Beaman and Jean-Philippe Platteau (eds)

Téléchargement : https://hal-pse.archives-ouvertes.fr/halshs-01631563v1

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