La science économique au service de la société

Comment les marchands de doute empêchent-ils la mise en œuvre de politiques climatiques ?

Lien court vers cet article : http://bit.ly/2gjgUt8

Mireille Chiroleu-Assouline et Thomas Lyon

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L’un des rôles clés des organisations non gouvernementales (ONG) d’expertise scientifique est de contribuer à la transmission des connaissances scientifiques aux législateurs. Cependant, il a pu être récemment constaté que des groupes d’intérêt favorables aux intérêts industriels tentent souvent d’affaiblir la capacité de ces ONG à influencer le processus de décision politique en sapant leur crédibilité ou en suscitant l’intervention d’experts soutenant des avis contraires. Comme l’ont montré les journalistes Naomi Oreskes et Eric Conway dans leur livre « Merchants of Doubt » (2009), cela a été le cas pour les effets du tabac sur la santé, le trou dans la couche d’ozone et le changement climatique.

Dans cet article, Mireille Chiroleu-Assouline et Thomas Lyon analysent les mécanismes par lesquels une entreprise peut avec profit créer le doute sur l’information scientifique. Leur modèle considère des groupes d’intérêt qui se livrent au lobbying alors que le législateur subit des coûts fixes de prise de décision. L’ampleur des dommages environnementaux possibles et leur probabilité d’occurrence sont supposées connues par tous les acteurs de la même façon, avant les informations scientifiques supplémentaires fournies par les groupes d’intérêt. Un résultat préliminaire établit que les industries qui pâtiraient de la mise en œuvre d’une politique ont avantage à ce que le biais idéologique des ONG en faveur de cette politique ne soit pas connu avec certitude. Elles peuvent alors adopter des comportements tactiques d’influence dissimulée sur les processus de prise de décision politique. Deux tactiques sont envisagées dans cet article, elles visent toutes deux à accentuer l’avantage retiré par l’industrie de l’incertitude sur le biais des ONG. La première consiste à fournir des informations éventuellement fausses, mais non vérifiables, afin de faire passer l’ONG pour un groupe extrémiste radical dont le lobbying n’est pas crédible et de pousser alors le décideur politique à ne pas légiférer. Dans cet article, le mécanisme introduit repose sur un processus de persuasion bayésienne qui amplifie l’incertitude concernant le biais idéologique de l’ONG, sans pour autant affecter l’espérance de ce biais qui, elle, est connaissance commune. La seconde tactique utilisée passe par la création d’un think tank qui peut offrir sa propre expertise sur les sujets scientifiques nécessitant des décisions de régulation, mais dont le biais idéologique est volontairement affiché de façon floue. L’un des résultats frappants du modèle est que l’industrie préfère que le think tank ne se comporte pas de façon modérée et crédible mais qu’il prenne de temps en temps des positions radicales, non-crédibles. L’article identifie les conditions pour lesquelles l’un des mécanismes est préféré à l’autre. Lorsque le coût de mise en œuvre de la législation est suffisamment faible, c’est-à-dire lorsqu’en situation d’information parfaite, toute législation peut être introduite, il est impossible qu’une perte de crédibilité de l’ONG aboutisse à un résultat profitable à l’industrie. Dans cette situation, l’industrie préfère donc créer un think tank. Dans le cas où le coût de mise en œuvre de la législation est très élevé, au point d’empêcher toute législation même en situation d’information parfaite, l’industrie n’a aucun besoin de se lancer dans l’une des tactiques étudiées. En revanche, pour des valeurs intermédiaires de ce coût, l’une des tactiques est préférée à l’autre selon la perception relative de la crédibilité respective de l’ONG et du think tank. Si l’ONG est perçue comme beaucoup plus radicale que le think tank qui pourrait être créé, la tactique privilégiée par l’industrie est alors toujours de la discréditer. Dans le cas contraire, la création d’un think tank est préférée pour des valeurs relativement faibles du coût d’introduction de la législation.

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Titre original de l’article académique : “Merchants of Doubt : Corporate Political Influence when Expert Credibility is Uncertain”
Publié dans : Working Papers FAERE, n°2016.28
Téléchargement : http://faere.fr/pub/WorkingPapers/Chiroleu-Assouline_Lyon_FAERE_WP2016.28.pdf

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