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Comment évaluer les coûts de corruption politique dans la construction routière en Inde ?

Lien court vers cet article : http://bit.ly/2d5UyK7

Jonathan Lehne, Jacob N. Shapiro et Oliver Vanden Eynde

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L’Etat indien dépense une large part de son budget dans le développement des infrastructures rurales. Routes, réseaux électriques et d’eau potable notamment sont synonymes de croissance économique et d’amélioration du bien-être des citoyens. Mais ces interventions publiques s’avèrent également utilisés par les contractants et les officiels à des fins de corruption, phénomène difficile à mesurer et analyser bien que les décideurs publics - en ligne avec leur mission d’intérêt général - se doivent de maximiser les bénéfices collectifs tout en minimisant les pertes liées aux pratiques frauduleuses. En Inde, le programme le plus vaste de construction de routes rurales est le PMGSY (1). Ses chiffres affolent les compteurs : en juin 2016, plus de 460 000 km de routes avaient en tout été finalisées dans ce cadre. Si PMGSY est entièrement financé par le gouvernement central, sa réalisation repose uniquement sur des prestataires privés ; par ailleurs, les appels d’offres sont spécifiquement conçus - « enchères sous plis cachetés à deux tours » - pour devancer les potentielles actions de corruption.

Dans cet article, Jonathan Lehne, Jacob N. Shapiro et Oliver Vanden Eynde s’appuient sur une base de données unique de plus de 88 000 chantiers routiers réalisés entre 2001 et 2013 en Inde, et concluent que la procédure stricte et pro-active d’appels d’offres n’a pas permis d’éviter une corruption politique substantielle. Leur analyse s’intéresse spécifiquement aux parlementaires locaux (MLAs - state-level parliamentarians) afin d’identifier leur degré d’intervention, au sein de leur juridiction, dans le processus d’attribution des contrats. Les règles fixées par la réglementation du PMGSY leur interdit en l’espèce tout rôle. Les auteurs précisent un point méthodologique : l’étude utilise les noms de famille qui, en Inde, peuvent être un indicateur des liens familiaux, de la caste et de la confession religieuse ; pour chaque élu local, ils comptabilisent ainsi le nombre de contrats passés avec des entrepreneurs portant le même nom de famille. « L’expérimentation naturelle » consiste ici en la comparaison des politiciens qui ont remporté de justesse leur élection avec ceux qui l’ont manqué de justesse (2). J. Lehne, J. N. Shapiro et O. Vanden Eynde dégagent une première « preuve » de pratiques frauduleuses : lorsqu’un politicien est élu, la part des contrats obtenus par les entrepreneurs ayant le même nom de famille passe de 4% à quasiment 7%. A partir de cet écart de 3 points, les auteurs appliquent cette estimation à leur base de données « chantiers » et soulignent ainsi que les élus ont influencé près de 1600 appels d’offres, ce qui représente environ 470 millions de dollars de contrats. Ces montants peuvent être considérés comme la borne basse de pratiques de corruption dans leur ensemble. Pour autant, ces interventions n’ont pas forcément eu un impact négatif sur la construction même des routes, et connaître ou avoir des liens avec les entreprises contractantes pourraient améliorer la qualité finale. Cette hypothèse ne résiste pas à la suite de l’analyse : les chantiers réalisés dans le cadre d’un contrat possiblement frauduleux sont plus coûteux et de moindre qualité (ils échouent proportionnellement plus à l’inspection interne). Le programme PMGSY et le recensement officiel s’y rapportant permettent de mesurer un autre élément central : pour chaque contrat, une route complète officielle a-t-elle vu le jour ? L’indicateur « routes non-terminées » couvre, à l’inverse de l’objectif du programme, les routes qui ne sont pas empruntables par tout temps. Ainsi, le scénario d’un chantier où le nom de famille de l’élu et du contractant sont identiques est associé à une augmentation de 170% de la probabilité qu’il aboutisse à une route non-terminée. Rapporté à l’ensemble des chantiers étudiés, le manque à gagner serait de 672 tronçons incomplets qui auraient pu desservir près de 1,16 millions de personnes.
PMGSY illustre à quel point il est difficile de se prémunir contre la corruption dans le cadre de projets d’infrastructures publiques, et à quel point l’échec de telles mesures peut saper les opportunités économiques réelles s’y rapportant. Le processus d’appels d’offres a été spécialement conçu pour exclure l’intervention d’élus locaux, mais cet article souligne que cela n’a pas suffi. D’une certaine manière, il se peut que les citoyens perçoivent cette « exclusion » comme limitant l’obligation des élus locaux à rendre des comptes pour un programme piloté au niveau national (3). Est-ce une brèche permettant aux politiciens d’acquérir des rentes ? Leur capacité à favoriser certains contractants, sans être tenus responsables de l’éventuelle faible qualité des routes (ou de leur non construction) semble accréditer cette hypothèse.

(1) Pradhan Mantri Gram Sadak Yojana
(2) L’hypothèse est la suivante : gagner ou perdre un élection de justesse est un processus “aléatoire” qui permet aux auteurs d’identifier toute différence entre les gagnants et les perdants comme un effet causal post-élection.
(3) Les auteurs n’identifient aucun caractère pro-cyclique des attributions des contrats routiers, des coûts associés et des périodes électorales.

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Titre original de l’article académique : “Building connections : Political corruption and road construction in India”
Publié dans : PSE Working Papers n° 2016-15
Téléchargement : https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01349350/

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