La science économique au service de la société

Décider en contexte d’incertitude normative

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Franz Dietrich et Brian Jabarian

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Lorsque nous évaluons différentes options en vue d’une prise de décision, nous pouvons faire face à deux types d’incertitude : l’incertitude empirique et l’incertitude normative. L’incertitude empirique est une incertitude relative aux faits empiriques, aux états du monde ou aux conséquences des options. Par exemple, une institution publique de santé peut avoir des incertitudes sur l’impact réel d’une politique de santé (un vaccin) sur l’accroissement du bien-être de la population. Ce type d’incertitude est très largement étudié en économie. L’incertitude normative, par contre, est une incertitude portant sur la manière d’évaluer elle-même. Pour reprendre notre exemple, même s’il est avéré de manière certaine que la politique publique en question accroît le bien-être de la population et qu’il ne reste aucun fait empirique incertain, l’institution publique peut toujours avoir un doute quant à la valeur normative de cette politique. En l’occurrence, le gain en termes de bien-être justifie-t-il une violation de la liberté individuelle (refuser le vaccin) ? Ceci révèle une concurrence implicite entre deux valeurs : la maximisation du bien-être et le respect de la liberté. De manière plus générale, faut-il adopter un type d’évaluation utilitariste, égalitariste, déontologiste ou autre ? Résoudre l’incertitude normative peut être particulièrement pressant et difficile – parfois même plus que pour l’incertitude empirique : des observations empiriques peuvent permettre de résoudre l’incertitude empirique mais pas l’incertitude normative.
Dans cet article, Franz Dietrich et Brian Jabarian proposent d’introduire l’incertitude normative dans les modèles de décisions. Dans un premier temps, ils discutent les réticences que d’autres économistes pourraient avoir vis-à-vis de la notion d’incertitude normative. Tout d’abord, l’incertitude normative ne pourrait-elle pas se réduire à l’incertitude empirique, de sorte que nous puissions continuer à travailler avec un seul type d’incertitude ? Cette réduction semble naturelle. Cependant, elle ne peut être réalisée pour des raisons conceptuelles et formelles. D’un point de vue conceptuel, la réduction confond deux phénomènes distincts. Hésiter entre des évaluations utilitaristes, égalitaristes et déontologiques diffère fondamentalement d’une incertitude à propos des caractéristiques empiriques des options et peut continuer à exister même si toutes ces caractéristiques sont connues. En outre sur le plan formel, la théorie standard de la décision ne pourrait-elle pas capturer l’incertitude normative à travers une réinterprétation généralisée de son cadre formel ? On pourrait penser qu’il suffit de réinterpréter les états de nature du modèle de Savage en tant qu’états « empirico-normatifs » ou de réinterpréter les loteries du modèle de von-Neumann-Morgenstern en tant que loteries effectuées sur des conséquences « empirico-normatives ». Loin d’être une intervention purement interprétative, ceci a des conséquences formelles. En effet, si les états de la nature contiennent soudainement des informations sur la valeur (et pas exclusivement des informations empiriques), alors ces états influencent non seulement les conséquences, mais aussi les utilités des conséquences. Or ceci n’est compatible ni avec la théorie standard de l’utilité espérée, ni avec la théorie non standard dépendant de l’état du monde (« state-dependent expected utility theory »), comme montré plus en détail dans l’article.
Dans un second temps, les auteurs proposent un cadre unifié qui permet de modéliser la prise de décision en contexte d’incertitude à la fois empirique et normative. Au sein de ce cadre, ils analysent d’abord une règle de décision discutée en philosophie et sciences cognitives qui consiste à maximiser la valeur normative espérée de l’option relativement aux croyances normatives de l’agent. Cependant, comme l’objectent les auteurs, cette règle de décision ignore les croyances de l’agent concernant la « bonne » attitude face au risque. Par exemple, lorsque l’agent est certain que la bonne évaluation normative est averse au risque, la dite règle reste neutre au risque normatif. De manière générale, F. Dietrich et B. Jabarian démontrent que cette règle possède une attitude hybride face au risque : elle est toujours neutre face au risque normatif ; en revanche, face au risque empirique, elle est « impartiale », c’est-à-dire guidée uniquement par les croyances de l’agent concernant la bonne attitude face au risque. Cette incohérence conduit les auteurs à définir une règle alternative qui adopte une attitude impartiale face aux deux types de risque. Afin d’obtenir une taxonomie plus complète des règles de décision, les auteurs introduisent aussi deux autres règles, l’une étant neutre face aux deux types de risque, l’autre étant neutre face au risque empirique mais impartiale face au risque normatif. Comparant les quatre règles, les auteurs défendent la règle doublement impartiale face au risque.

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Titre original de l’article académique : « Decision under Normative Uncertainty »

Publié dans : PSE Working Paper n°2018-46. 2018

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