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Luc Arrondel : « Le Monde (du football) d’après »

Luc Arrondel est professeur associé à PSE et directeur de recherche au CNRS. Il a co-écrit avec Bastien Drut et Richard Duhautois « L’Économie du sport en fiches » publié en janvier 2020 aux Éditions Ellipses. En 29 fiches, cet ouvrage propose aux étudiants non spécialistes de l’économie, une approche complète et accessible des théories et mécanismes les plus importants en économie du sport. Spécialiste en particulier de l’économie du football (1), Luc Arrondel a accepté de s’entretenir avec PSE au sujet de son livre et de livrer ses réflexions sur l’avenir du football professionnel français après la crise du COVID-19.


En pleine période de crise sanitaire provoquée par le COVID-19, l’avenir du sport professionnel en France, et notamment du football, est incertain. Quel regard portez-vous sur la situation : le football français va-t-il devoir revoir son modèle économique ?

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Affirmer qu’il faut changer le modèle économique du sport, notamment celui du football en France, traduit souvent simplement les « croyances » selon lesquelles il y aurait « trop d’argent dans le football » ou que « les footballeurs seraient trop payés ». Les montants des transferts font aussi l’objet de critiques récurrentes et certains éditorialistes ne comprennent pas que l’on accepte les « gros salaires » des footballeurs mais pas ceux des grands patrons. Tout cela doit être remis en perspective.

Le football « post-moderne » est une économie en forte croissance ayant réussi à intéresser, pour des raisons diverses, les médias, les sponsors, les milliardaires, et même certains États. Les grands clubs européens (voire nord-américains) n’ont jamais été autant valorisés : les dernières transactions pour le club de Manchester City valorisent le club à hauteur de 5 milliards d’euros et le PSG vaudrait près d’un milliard. Enfin, depuis 2011, le football européen a considérablement comblé ses déficits (et son endettement) et, pour la première fois depuis dix ans, il est aujourd’hui globalement excédentaire. Concernant les salaires des joueurs, ils ne sont pas nombreux à toucher des millions (le salaire médian en Ligue 1 étant de 35 000 euros par mois) et les carrières sont courtes (de 4 à 6 saisons). Par ailleurs, ces inégalités de rémunérations ne sont pas propres au football : les activités artistiques, par exemple, fonctionnent sur le même modèle.

L’idée n’est pas de dire qu’il ne faut rien changer dans le football d’aujourd’hui. Mais plutôt que d’appeler au « grand soir », étudions ce qui fonctionne bien (et c’est plutôt le cas de l’économie du football en général) et réfléchissons plus modestement à améliorer certaines choses, comme aujourd’hui, la gestion du risque de faillite des clubs, le nombre de prêts de joueurs, les relations avec les supporters… Il vaut mieux prévoir les retombées du succès que de penser l’apocalypse.

Les répercussions de la crise économique semblent pourtant inévitables et les clubs sont très pénalisés, notamment par l’arrêt de la Ligue 1. De nombreux clubs risquent donc de faire faillite ; quelles solutions sont évoquées pour remédier à cela ?

Aujourd’hui, il est difficile de chiffrer précisément les pertes de revenus induites par la crise sanitaire. Les estimations du cabinet KPMG retiennent les chiffres suivants pour la Ligue 1 en France : entre 50 et 60 millions d’euros pour la billetterie, environ 210 millions pour les droits TV et entre 100 et 140 millions pour les revenus commerciaux. Si l’on retient une perte globale de 350 millions d’euros, les revenus seraient en baisse d’environ 18,5% par rapport à ceux de la saison 2018-2019. En prenant les charges de 2018-2019 et les budgets diminués pour 2019-2020, on estime que les pertes sur l’EBE seraient plus du double de celles de la saison précédente (environ 650 millions d’euros au lieu de 300 millions) (2). Au niveau des bilans, certaines créances sur les transferts pourraient aussi ne pas être payées à l’exercice suivant et certains actifs intangibles (les joueurs) se déprécier. Certains clubs français vont vraisemblablement voir aussi la source de revenus qui assure leur équilibre financier diminuer, à savoir le trading de joueurs (3).

Même si les faillites dans le foot sont relativement rares, le football français risque néanmoins de subir une vague de difficultés après la crise sanitaire. Mais tous les clubs ne seront pas logés à la même enseigne puisque la gestion de la crise dépendra également des réactions de leur propriétaire : les motivations de certains autorisent parfois des contraintes budgétaires « molles » (selon la définition de Wladimir Andreff (4)), qui pourraient permettre, en injectant des fonds, de passer plus facilement le cap. Notons également que l’assemblée générale de la LFP - Ligue de Football Professionnel va contracter un prêt garanti par l’État de 224,5 millions d’euros qui seront répartis entre les clubs français. De plus, l’augmentation des droits TV permettra à tous les clubs de Ligue 1 d’empocher environ 20 millions d’euros supplémentaires à partir de la saison 2020-2021.

Vous dressez dans votre livre la liste des différentes sources de financement du football professionnel : quelles sont-elles ?

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Dans les années 1970, les revenus des clubs de football professionnels français provenaient presque exclusivement de la billetterie (de 60 à 80 %) et des subventions des collectivités locales (de 15 à 30 %). Les recettes de publicité ont néanmoins régulièrement augmenté au cours de cette décennie pour atteindre près de 15 % au début des années 1980. Ce n’est qu’au milieu des années 1980 que les droits TV commencent à financer le football professionnel (7 % durant la saison 1984-1985), pour ne plus cesser d’augmenter (déjà plus de 21 % en 1990-1991) jusque dans les années 2000 (entre 50 et 60 %). Après 2010, la part de ces droits diminue du fait de la croissance des autres postes, en particulier le sponsoring et les autres produits (dont le merchandising). Cette structure des revenus n’est pas propre à la France. La part des droits TV est supérieure à 50 % en Italie (62,1 %), en Angleterre (53,0 %) et en Espagne (50,6 %) et plus faible en Allemagne (34,4 %). Le football européen est donc fortement tributaire des droits de retransmission télévisuelle.

La part des recettes de billetterie (dépendant du prix des billets, de la capacité des stades des différents championnats et de leur taux de remplissage) n’a quant à elle cessé de diminuer, passant d’environ 25 % au milieu des années 1990 à environ 11 % aujourd’hui, même si en valeur constante, les stades rapportent près de deux fois plus. Lors des jours de match, cette part se situe autour de 20 % en Premier League, en Bundesliga et en Liga mais constitue le parent pauvre (environ 11 %) des revenus en Serie A. Et en niveau, ces recettes ne rapportent qu’environ 200 millions d’euros en France, soit trois fois moins qu’en Allemagne et en Espagne et cinq fois moins qu’en Angleterre !

La structure des revenus varie beaucoup aussi en fonction de l’importance financière des clubs. Les plus gros clubs européens réussissent à négocier de juteux contrats commerciaux et génèrent des revenus matchdays (5) conséquents, ce qui leur permet de diversifier davantage leurs revenus. Enfin, de nombreux clubs professionnels français misent aujourd’hui sur le trading de joueurs pour équilibrer leurs comptes : depuis une dizaine d’années, le résultat sur les opérations de mutations est largement positif. Le problème réside dans le fait que ces revenus sont plus aléatoires.

Les championnats sportifs jouent également un rôle prépondérant dans l’économie du football. Vous expliquez que la mesure de l’équilibre compétitif et l’incertitude du résultat sont parmi les facteurs clés de la demande...

L’hypothèse d’incertitude du résultat est centrale en économie du sport depuis les années 1950 pour expliquer la « consommation » des spectateurs. L’idée est que les compétitions déséquilibrées ont un effet négatif sur la « demande ». Cet « équilibre compétitif » peut concerner le résultat d’un match ou celui du vainqueur d’une compétition sur une saison. Cette notion d’équilibre compétitif est notamment mise en avant pour justifier les décisions des ligues professionnelles pour changer les règles des compétitions ou la distribution des droits TV.

La plupart des études empiriques concernant le football professionnel ne trouvent cependant aucun lien entre incertitude du résultat et demande des supporters, sauf peut-être pour les matchs à la TV. Ainsi, par exemple, on observe que les stades sont bien remplis en Angleterre et en Allemagne, et relativement vides en France et en Italie sans qu’on puisse y trouver un lien avec l’équilibre compétitif des championnats : c’est en France où l’incertitude était la plus importante jusqu’au rachat du PSG par le Qatar. L’incertitude du résultat est loin d’être le seul facteur explicatif de la demande de football : outre les variables socio-économiques, l’ambiance dans les stades, la performance et les victoires de leur équipe, la présence de stars, sont autant de facteurs pouvant influencer cette demande.

Votre livre soulève un paradoxe très intéressant : on a beaucoup tendance à comparer les revenus générés par les clubs de football à ceux des autres entreprises. Finalement, on s’aperçoit que l’importance économique du football est bien moindre en réalité que ce que l’on imagine ; comment l’expliquer ?

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Malgré une forte croissance depuis les années 1990, le football reste encore aujourd’hui plutôt un petit business comparé aux autres secteurs d’activité : le chiffre d’affaires des cinq plus gros championnats européens (le Big Five) est légèrement inférieur à celui de la Française des jeux ; le budget global de la Ligue 1 française est inférieur au CA de son futur sponsor officiel, Uber Eats. Que représente le chiffre d’affaires du football dans le PIB aujourd’hui en France ? En comptant large, à peine 0,2 %...

Simon Kuper et Stefan Szymanski (6) notent cette contradiction entre un sport dont on parle tous les jours et le faible business qu’il génère. Le football est le sport le plus populaire de la planète dont la finale de la Coupe du monde 2018 (France-Croatie) a été regardée par plus d’un milliard de téléspectateurs (26 millions en France). Les deux auteurs mettent en avant un problème relevé par les économistes dans le cas des innovations, celui de « l’appropriabilité » du « bien » football (le fait de ne pas pouvoir s’approprier la totalité des revenus associés à son activité) : « les clubs de football ne peuvent s’approprier qu’une infime partie de l’amour du public pour le football et gagner de l’argent avec ». Le football est largement suivi et commenté par ses amateurs mais aussi par des « experts » intervenant sur des plateaux TV, dans des émissions de radio, dans les journaux (spécialisés ou non), sur les blogs et les réseaux sociaux… Mais toutes ces activités rapportent finalement peu aux clubs de football ! C’est sans doute le monde médiatique qui profite aujourd’hui le plus de ces externalités. Le football produit des revenus bien inférieurs à toutes les passions qu’il suscite.

Vous évoquez également un marché du travail très segmenté : comment expliquer les inégalités de salaire et de carrière entre sportifs professionnels ?

La carrière d’un footballeur professionnel en première division (celle qui rémunère le mieux) ne dure en moyenne que quatre à six ans dans les championnats européens. Ce qui est vrai pour le football l’est aussi pour de nombreux sports collectifs. Très peu de joueurs professionnels réussissent à se maintenir très longtemps au plus haut niveau du fait notamment des blessures fréquentes, de la concurrence des plus jeunes et aujourd’hui de celle des joueurs étrangers. En outre, les footballeurs européens s’exposent à chaque saison au risque de voir leur équipe reléguée dans les divisons inférieures, ce qui entraîne des baisses de rémunération. Pour utiliser les termes des théoriciens de la segmentation, le marché du travail des footballeurs professionnels se caractérise ainsi par un segment « primaire supérieur » offrant de très hauts salaires et de belles carrières à une petite minorité de joueurs (demandés par de nombreux clubs et donc en situation de monopole pour négocier leur salaire), et un vaste segment secondaire aux salaires beaucoup plus modestes et aux carrières plus courtes. Le marché des « superstars » constitue un autre segment.

Depuis les travaux de Sherwin Rosen (7), les économistes ont étudié « l’effet superstar ». Cet effet ne peut pas être expliqué par la théorie standard qui stipule que les salariés sont payés à leur productivité marginale, c’est-à-dire en fonction de leur contribution à la production. Pour bien comprendre « l’effet superstar », il faut avoir en tête qu’il existe des discontinuités dans la rémunération des salariés dans le haut de la distribution qui permettent une rémunération plus importante avec un léger surplus de productivité, mais aussi que les talents exceptionnels sont fortement rémunérés par leurs employeurs car les consommateurs ne sont pas prêts à s’en passer : une fois Neymar à Paris, quel supporter voudrait le voir partir à Madrid ?

Les salaires des superstars dépendent également de la taille du marché (la rente). Plus il est grand, plus elles sont payées : les meilleurs footballeurs gagnent plus que les meilleurs rugbymen ; un footballeur des années 1970 gagnait beaucoup moins qu’un footballeur aujourd’hui… Enfin, les marchés du travail comportant des superstars ont trois caractéristiques : la courbe des salaires en fonction du talent est fortement convexe, c’est-à-dire que les salaires augmentent de façon exponentielle avec le talent ; une grande partie des salariés gagnent moins que la moyenne des salaires ; par voie de conséquence, les quelques superstars captent une grande partie de la rente : « The winner takes all ! ». L’explication réside dans le pouvoir de monopole des superstars.


(1) Voir Luc Arrondel et Richard Duhautois, L’Argent du Football, Cepremap, 2018

(2) Précisons qu’il s’agit de simulations comptables qui ne tiennent pas compte des éventuelles dispositions gouvernementales pour diminuer les charges, notamment les salaires (chômage partiel et négociations de baisse ou de différé de salaires des joueurs) ou les reports de charges sociales.

(3) Le trading correspond à la vente et à l’achat de joueurs en fonction de leur valeur de marché.

(4) Andreff Wladimir, « Équilibre compétitif et contrainte budgétaire dans une ligue de sport professionnel », Revue économique, vol. vol. 60, no. 3, 2009, pp. 591-633.

(5) Les revenus matchdays correspondent aux dépenses des spectateurs les jours de match, incluant la billetterie.

(6) Simon Kuper et Stefan Szymanski, Soccernomics : Why England Loses, Why Germany and Brazil Win, and Why the U.S., Japan, Australia, Turkey - and Even Iraq - Are Destined to Become the Kings of the World’s Most Popular Sport, New York : Nation Books, 2009

(7) Sherwin Rosen, « The Economics of Superstars », American Economic Review, 71 (5), 1981, pp. 845-858.


Revue de Presse