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Marie-Anne Valfort : « Oui, les musulmans sont discriminés en France. Oui, des solutions existent »

Août 2015

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Marie-Anne Valfort est membre associé à PSE-Ecole d’économie de Paris et maître de conférences à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne :

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Quelle est l’origine de vos recherches sur l’intégration des immigrés musulmans dans les sociétés occidentales, et notamment en France ?

En 2008, un testing sur CV (1) mené en interne par le groupe Casino a montré que les Français d’origine extra-communautaire (asiatique, africaine, maghrébine) sont systématiquement discriminés par rapport aux Français d’origine française (2). Cependant, l’intensité de la discrimination qu’ils subissent semble très dépendante de la région dont ils sont issus. Ainsi, des trois origines précitées, c’est l’origine maghrébine qui est la plus discriminée. Ce statut particulier des candidats d’origine maghrébine suggère que ce n’est pas seulement l’origine extra-communautaire qui est source de discrimination de la part des recruteurs. L’appartenance probable à la religion musulmane du Français d’origine maghrébine (le Maghreb étant à forte majorité musulmane) semble constituer un handicap de plus pour lui.
C’est cette hypothèse que j’ai voulu tester avec deux collègues américains, Claire Adida (Université de San Diego) et David Laitin (Université Stanford). Nous avons ainsi lancé en 2009 un programme de recherche financé par la National Science Foundation dont l’objectif était de répondre aux deux questions suivantes : (i) les individus sont-ils plus discriminés lorsqu’ils sont perçus comme musulmans plutôt que chrétiens ? (ii) si oui, quels sont les ressorts de cette discrimination ?

Que vous a appris ce programme de recherche ? Les musulmans sont-ils discriminés simplement parce qu’ils sont musulmans ?

La réponse est « oui », malheureusement. En 2009, nous avons mené un testing sur CV qui était le premier à tester l’existence d’une discrimination à raison de la religion. Plus précisément, afin de pouvoir attribuer d’éventuelles différences de taux de réponse entre les candidats fictifs de notre testing à leurs seules différences d’affiliation religieuse, nous avons assigné à ces candidats le même pays d’origine (le Sénégal). Notre testing sur CV nous a en effet permis de conclure que l’appartenance supposée à la religion musulmane plutôt qu’à la religion chrétienne est un facteur important de discrimination sur le marché du travail français. Ainsi, à CV équivalent, un Français d’origine extra-communautaire (sénégalaise en l’occurrence) a entre 2 et 3 fois moins de chances d’être convoqué à un entretien d’embauche lorsqu’il est perçu comme musulman plutôt que chrétien.

Quels sont les ressorts de cette discrimination ?

Afin d’identifier ces ressorts, nous avons conduit une enquête auprès de 500 ménages d’origine sénégalaise vivant en France, dotés des mêmes caractéristiques initiales à leur arrivée en France, à l’exception de leur religion (une partie de ces ménages est chrétienne, l’autre est musulmane). Nous avons également organisé des « jeux expérimentaux » durant lesquels des Français sans passé migratoire récent ont interagi avec des immigrés d’origine sénégalaise chrétiens et musulmans. La combinaison de ces données met en lumière un cercle vicieux qui peut se décrire comme suit :

  • les musulmans diffèrent par rapport à leurs homologues chrétiens (et a fortiori par rapport aux Français sans passé migratoire récent) en fonction de leurs normes religieuses et de leurs normes de genre : ils attachent plus d’importance à la religion et ont une vision plus traditionnelle des rôles qui incombent aux hommes et aux femmes ;
  • ces différences culturelles constituent une source de discrimination de la part des employeurs qui craignent, en recrutant un candidat musulman, d’être confrontés à plus de revendications à caractère religieux mais aussi à plus de conflits entre salariés de sexe différent. Mais ces différences culturelles alimentent également une discrimination moins rationnelle de la part des Français sans passé migratoire récent dans leur ensemble. Ces derniers font en effet l’amalgame entre « attachement plus fort à la religion » et « rejet de la laïcité », et entre « vision plus traditionnelle des rôles qui incombent aux hommes et aux femmes » et « oppression des femmes ». En d’autres termes, ils perçoivent la présence des musulmans comme une menace culturelle susceptible de remettre en cause au moins deux grands principes auxquels ils sont particulièrement attachés : l’indépendance du politique par rapport au religieux et l’égalité hommes-femmes. Cet amalgame amène les Français sans passé migratoire récent à se montrer moins coopératifs à l’égard des personnes qu’ils perçoivent comme musulmanes, y compris lorsqu’ils ne s’attendent à aucune hostilité particulière de la part de ces personnes au moment où ils interagissent avec elles ;
  • les musulmans perçoivent plus d’hostilité de la part des Français sans passé migratoire récent que ne le perçoivent leurs homologues chrétiens. Cette perception ne les incite pas à gommer les différences culturelles qui les séparent de leur société d’accueil, et les pousse au contraire à souligner ces différences : ces différences se creusent d’une génération d’immigrants à l’autre plus qu’elles ne s’estompent ;
  • cette tendance au repli des musulmans exacerbe à son tour la discrimination qu’ils subissent en France.

Quelle solution pour une meilleure intégration des musulmans en France ?

Il faut d’abord que la société d’accueil réalise l’amalgame auquel elle se livre. L’attachement plus fort à la religion des musulmans n’est pas synonyme de leur volonté de remplacer notre démocratie par une théocratie régie par la loi islamique. Au sein des populations sénégalaises chrétienne et musulmane que nous avons étudiées, les musulmans sont aussi attachés que les chrétiens au principe de laïcité. Par ailleurs, une vision plus traditionnelle des rôles qui incombent aux hommes et aux femmes n’est pas synonyme d’oppression des femmes. Certes, les chrétiens sont plus susceptibles de penser que, « quand les emplois se font rare, les hommes et les femmes devraient avoir le même niveau d’accès à ces emplois », alors que les musulmans sont plus enclins à considérer que « les hommes devraient plutôt avoir les premières opportunités » dans ce cas. Mais nos données d’enquête montrent également que les musulmans aspirent autant que leurs homologues chrétiens à voir leur fille réussir scolairement.

Il faut ensuite améliorer l’égalité des chances à l’école car elle est loin d’être assurée ! Les descendants d’immigrés issus de pays à majorité musulmane (qui sont arrivés en France avec des niveaux de qualifications en moyenne plus faibles que ceux de la population d’accueil) affichent ainsi des performances scolaires moindres par rapport aux individus sans passé migratoire récent. Une étude menée par des chercheurs du Crest (Centre de recherche en économie et statistique) a notamment montré que 28% des Français dont au moins l’un des deux parents avait la nationalité d’un pays du Maghreb à la naissance ont fini leurs études sans diplôme. Cette proportion n’est que de 19% pour les Français dont les deux parents étaient français à la naissance (3).

Il faut enfin lutter efficacement contre les discriminations sur le marché du travail. Certes, comme je viens de le souligner, les CVs de personnes issues de pays à majorité musulmane sont en moyenne moins « convaincants » que ceux des candidats non issus de l’immigration. Cependant, nos recherches ont clairement identifié que, à CV donné, un Français est massivement discriminé lorsqu’il est perçu comme musulman plutôt que chrétien. Par conséquent, les entreprises ne sont pas seulement tributaires des inégalités produites par la société française. Elles contribuent également à creuser ces inégalités via leurs comportements discriminatoires.
Pour juguler ces comportements, il faut faire comprendre aux entreprises qu’elles « gagnent » à lutter contre les discriminations. D’abord en réduisant leur risque juridique. Car la discrimination à raison de l’origine et de la religion est illégale et sanctionnée, si elle est prouvée, d’amendes élevées. Pour que cette menace de la sanction soit crédible et donc amène les entreprises à limiter leurs comportements discriminatoires, il faudrait instaurer un contrôle accru de leurs pratiques de recrutement. Ainsi, on pourrait imaginer qu’une institution publique telle que le Défenseur des droits se lance dans des opérations de testing à la fois plus fréquentes et plus systématiques. Le discours de Manuel Valls du 6 mars 2015 sur « La République en actes » va d’ailleurs dans ce sens (4). L’objectif du ministère de la justice d’élargir l’action de groupe (« class action ») au marché du travail devrait également contribuer à « crédibiliser » le risque juridique qui pèse sur les entreprises lorsqu’elles discriminent (5).
Par ailleurs, l’engagement dans la lutte contre les discriminations ethno-religieuses permet à l’entreprise de s’afficher comme socialement responsable, un « plus » pour attirer les investisseurs. Mais encore faut-il que l’entreprise puisse mesurer sa diversité ethno-religieuse afin de se fixer des objectifs visant à l’améliorer. Si des progrès ont pu être réalisés au cours des dernières années en termes d’égalité hommes-femmes ou d’intégration des personnes handicapées dans l’entreprise, c’est précisément parce que la proportion de femmes et de personnes handicapées a été mesurée et considérée par certaines entreprises comme un indicateur de performance à part entière (6).
Il est donc essentiel que l’entreprise puisse collecter, avec le soutien de la Cnil (7), des données objectives au moins sur la nationalité et le lieu de naissance des salariés et de leurs parents. Ce n’est qu’à cette condition que l’entreprise pourra communiquer sur la représentativité de la composition ethno-raciale de ses salariés par rapport à la zone d’emploi dans laquelle elle est située (l’information sur la composition ethno-raciale de la zone d’emploi est disponible via l’enquête Emploi (INSEE) depuis 2005)… Et qu’elle sera donc incitée à s’engager de manière active dans des politiques visant à améliorer cette représentativité.
Enfin, il est important de rappeler aux entreprises que les rares études qui ont réussi à estimer l’impact de la diversité ethno-religieuse des équipes sur leur productivité ont pour l’instant montré que cet impact est positif. La diversité ethno-religieuse est un levier de performance pour l’entreprise car elle permet la mise en commun d’un ensemble de compétences et d’expériences plus riches (8).

Comment consulter l’ensemble de vos résultats ?

Ces résultats ont fait l’objet de cinq publications dans des revues à comité de lecture : Annals of Economics and Statistics, Economic Inquiry, Economics and Politics, Journal of Population Economics, Proceedings of the National Academy of Sciences. Par ailleurs, l’exploitation de données d’enquête existantes (ESS notamment) nous a permis de généraliser une partie de nos conclusions obtenues en France à d’autres pays de l’Europe de l’Ouest et aux Etats-Unis. Ces extensions ont abouti à deux articles de recherche actuellement en révision dans des revues à comité de lecture.
Nous nous efforçons de diffuser nos résultats au-delà des seules revues académiques. Nous avons ainsi écrit des articles accessibles au plus grand nombre dans des médias français (La Vie des Idées par exemple) et étrangers (le Washington Post notamment). Enfin, nous nous apprêtons à publier aux Presses Universitaires d’Harvard un ouvrage grand public (il sortira à l’automne 2015). Cet ouvrage, intitulé Why Muslim integration fails in Christian-heritage societies, synthétise l’ensemble de nos résultats. Nous y formulons également différentes recommandations de politiques publiques susceptibles d’améliorer l’intégration des musulmans dans les pays de tradition religieuse chrétienne, au delà des ébauches de pistes de solutions formulées dans le cadre de cette interview. Toutes ces références sont disponibles sur mon site personnel.

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(1) Un testing sur CV consiste à envoyer, en réponse à des offres d’emploi réelles, des CVs et lettres de motivation de candidats fictifs équivalents en tout point, à l’exception d’un critère (le genre, l’origine, le lieu de résidence, … etc). Si les taux de convocation à un entretien d’embauche diffèrent entre ces candidats fictifs, alors une discrimination à l’embauche à raison de ce critère est révélée. En effet, une discrimination à l’embauche a lieu lorsque deux candidats, pourtant dotés de CVs équivalents (i.e. de parcours scolaires et professionnels équivalents), sont traités de manière différente par le recruteur.
(2) Voir http://www.groupe-casino.fr/IMG/testing.pdf
(3) Voir le tableau 3 de http://www.insee.fr/fr/ffc/docs_ffc/ES433D.pdf.
(4) « Lutter contre toutes les discriminations dans le monde du travail, c’est l’objectif de la campagne de « testing » que nous mettrons en place dès cet automne. Elle permettra de mieux identifier, mieux définir les obstacles présents dans le secteur privé. Une action de groupe spécifique sera créée afin de permettre la reconnaissance de discriminations au travail. C’est une vraie avancée dans un domaine où l’action individuelle échoue presque toujours. » (Source : http://www.gouvernement.fr/partage/3596-egalite-citoyennete-la-republique-en-actes)
(5) Une action de groupe permettrait ainsi à des personnes se considérant discriminées par une entreprise de la poursuivre en justice afin d’obtenir des réparations.
(6) Voir http://www.institutmontaigne.org/fr/publications/dix-ans-de-politiques-de-diversite-quel-bilan 
(7) La Cnil (Commission nationale de l’informatique et des libertés) est l’autorité administrative indépendante chargée en France de garantir le respect de la vie privée, des libertés individuelles et des libertés publiques lors de traitement de données à caractère personnel.
(8) Voir notamment http://ftp.iza.org/dp6731.pdf.


Revue de presse « Discriminations religieuses à l’embauche : une réalité »

  • [Une enquête par testing pour mesurer l’islamophobie. >https://blogs.mediapart.fr/farid/blog/301215/une-enquete-par-testing-pour-mesurer-lislamophobie]. Mediapart, 30/12/2015.
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Cette interview vous a été proposée par PSE-Ecole d’économie de Paris, via la rubrique « L’économie pour tous ».