La science économique au service de la société

Thomas Piketty : « Chaque société humaine doit justifier ses inégalités : il leur faut trouver des raisons, faute de quoi c’est l’ensemble de l’édifice politique et social qui menace de s’effondrer »

Ces lignes introduisent « Capital et Idéologie », le dernier ouvrage de Thomas Piketty. Directeur d’études à l’EHESS, il est professeur à PSE et co-directeur du World Inequality Lab. Paru en 2013, son précédent livre « Le Capital au XXIe siècle » a été traduit en 40 langues et vendu à plus de 2,5 millions d’exemplaires dans le monde. Thomas Piketty publie le 12 septembre 2019 un nouvel ouvrage sur les inégalités, « Capital et Idéologie » (1), aux Editions du Seuil, sur lequel il revient à travers cet entretien accordé à PSE.


On se souvient de l’engouement suscité par Le Capital au XXIe siècle. Capital et idéologie en constitue le prolongement. Pourriez-vous préciser la filiation entre vos deux livres ?

Le Capital au XXIe siècle était une étude de l’évolution des inégalités de richesse et de patrimoine en Europe et aux Etats-Unis. Depuis, j’ai souhaité étendre les zones géographiques étudiées et approfondir la perspective historique, pour affiner la compréhension du phénomène inégalitaire, mais également traiter de l’évolution des idéologies inégalitaires (vous comprendrez donc qu’il soit plus long que le précédent !). Ce travail a été possible grâce à la consultation et à l’analyse d’un ensemble d’archives et de données nouvelles ainsi qu’aux nombreux déplacements et échanges avec des chercheuses et chercheurs, qui ont significativement enrichi mes réflexions. En cela, Capital et idéologie constitue une analyse plus étoffée de la diversité des régimes inégalitaires dans le monde et à travers les âges, et permet de mieux comprendre en quoi les inégalités générées par le système actuel résultent de choix politiques et idéologiques. Le discours visant à les « naturaliser » est essentiel pour qui veut maintenir les rapports de pouvoir et de propriété en place. Ce livre démontre que d’autres systèmes sont possibles. Les idéologies du présent (« premiers de cordée » en France, « job creators » aux Etats-Unis, etc.) ne sont pas toujours moins folles que celles du passé, et elles finiront elles aussi par être remplacées !

Justement, votre livre formule de nombreuses propositions pour faire évoluer le système économique et fiscal actuel, lesquelles vous semblent prioritaires ?

JPEG - 131.3 ko

Il faut repenser la propriété privée et la remplacer par un système de propriété sociale et temporaire. Il est nécessaire de redéfinir de la répartition du pouvoir dans les entreprises, via des systèmes de cogestion tels que ceux appliqués en Europe germanique et nordique depuis un demi-siècle, en accordant aux salarié.e.s. 50 % des sièges des conseils d’administration. On pourrait aller plus loin en plafonnant les droits de vote des plus grands actionnaires. Je suis convaincu que le pouvoir de décision au sein des entreprises doit être mieux réparti, et que cela permet un plus grand dynamisme social et économique.

A mon sens, à l’échelle individuelle, chacun au sein de la société devrait avoir accès à la propriété. Or l’extrême concentration des richesses et du patrimoine rend cela impossible pour la majorité de la population. Je propose un impôt progressif allant d’un taux de 0,1 % pour les petits patrimoines à un taux de 90 % pour les patrimoines supérieurs à 2 milliards d’euros. Il s’agit de prolonger les expériences de progressivité fiscale du XXe siècle, qui ont eu lieu notamment dans les pays anglo-saxons. On peut retenir le cas des Etats-Unis, dont l’impôt progressif sur le revenu et les successions, instauré entre 1950 et 1980, pouvait atteindre 90% chez les milliardaires, et la croissance n’a jamais été aussi forte qu’à cette période.
Cependant, pour instaurer ce genre d’impôts, il est essentiel de savoir où se situent les actifs, ce que les administrations fiscales ne sont pas en mesure de communiquer. A cet égard, la suppression de l’ISF en France fût désastreuse, car cet impôt permettait justement une traçabilité. Aujourd’hui, il me paraît également urgent de mettre en place un cadastre international des actifs.

Toutes ces mesures permettraient de financer, par exemple, une dotation universelle en capital, ou chaque citoyen recevrait environ 120000€ à l’âge de 25 ans, ce qui favoriserait une vraie circulation de la propriété au sein de la société.

Dans Capital et idéologie, vous formulez également des recommandations concernant des enjeux plus actuels, comme l’environnement : en quoi consistent-elles ?

Comme nous l’avons démontré dans une étude publiée avec Lucas Chancel en 2015 (2), les 10 % des individus qui émettent le plus de CO2 sont aujourd’hui responsables de 45 % des émissions mondiales alors que les 50 % les moins émetteurs sont responsables de moins de 13 % des émissions. Cette crise, un des enjeux majeurs de notre époque, appelle à une responsabilisation des individus les plus pollueurs. Par conséquent, je propose l’instauration d’une carte carbone individuelle, qui définirait la quantité annuelle de gaz à effet de serre que chaque citoyen serait autorisé à émettre. La mise en place de la carte carbone serait assortie de l’instauration d’une taxe carbone individuelle et progressive, visant à financer la transition écologique, afin de répartir l’effort de manière plus équitable, contrairement au projet de taxe carbone proposé en 2018 par le gouvernement français. Nous devons nous diriger vers une fiscalité transnationale afin de protéger efficacement notre planète.

Si vous aviez une ambition pour ce livre, quelle serait-elle ?

Comme je le dis en conclusion, si ce livre avait un unique but, ce serait de contribuer à la réappropriation citoyenne des savoirs économiques et historiques. Ces questions sont d’une telle complexité qu’en aucun cas elles ne doivent être abandonnées à un petit groupe d’experts ou de décideurs. Il est essentiel que les sciences sociales alimentent le débat public pour que les citoyens s’emparent des fruits de la recherche et se les approprient. A titre personnel, je m’y investis beaucoup, dans le cycle des « Débats de l’égalité » que nous organisons à l’Ecole d’économie de Paris, dans les médias, mais également en participant à des événements publics. C’est la réflexion et la délibération communes qui permettront de dépasser notre propre système économique et d’évoluer vers un modèle de société plus juste pour toutes et tous.


(1) La traduction en anglais de l’ouvrage sera publiée en mars 2020 aux éditions Harvard.
(2) Lucas Chancel et Thomas Piketty, Inégalités et émissions de CO2 : comment financer l’adaptation de manière équitable ?, 2015.

Copyright des visuels utilisés - Aurélie Boivin 2019, ECINEQ conference, Paris.


Revue de Presse