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La conscription militaire en Afrique-Occidentale française était-elle un mode de recrutement efficace ?

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Zhexun Fred Mo (master APE)

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Pendant les périodes précoloniale et coloniale, l’Afrique subsaharienne a longtemps été qualifiée de région riche en terres mais pauvre en main-d’œuvre. Cette pénurie de main-d’œuvre a conduit les colons européens à recourir à des régimes de travail forcé, soit pour financer des projets d’infrastructure à grande échelle, soit pour répondre aux besoins des expéditions militaires. À titre d’exemple, le système de conscription militaire colonial français (dont les recrues sont aujourd’hui souvent appelées les « Tirailleurs Sénégalais ») a été l’un des régimes de travail forcé les plus draconiens, relevant des formes d’exploitation les plus dures que l’Afrique coloniale française ait connues pendant des décennies. Cependant, en dépit de son importance historique, peu de recherches quantitatives rigoureuses ont été menées sur le sujet.

Ainsi, dans cet article, Zhexun Fred Mo fournit une analyse empirique directe de cette institution historique peu étudiée. À partir de données issues des archives militaires françaises et des archives de l’Afrique-Occidentale Française (AOF) à Dakar, l’auteur s’est intéressé à la période de l’entre-deux guerres, durant laquelle un système de conscription par tirage au sort avait été mis en place pour assurer un recrutement militaire stable et prévisible. Premièrement, Zhexun Fred Mo montre que le système de conscription peut permettre de mieux comprendre les inefficacités potentielles de l’administration directe des colonies françaises et de ses structures hiérarchiques. En effet, le recrutement militaire exercé du sommet vers la base a dû composer avec les contraintes de main-d’œuvre émanant du terrain. Plus précisément, en exploitant les données annuelles de la conscription au niveau des districts, il constate que lorsque l’objectif de recrutement (fixé par les responsables de haut rang) était soudain revu à la hausse au cours d’une année donnée, les responsables de district s’y conformaient en augmentant de façon douteuse le nombre de soldats « jugés aptes » au recrutement. Il est très intéressant d’observer que les fonctionnaires du district ont choisi de jouer sur l’aptitude des recrues, alors qu’ils auraient tout simplement pu ajuster le nombre de personnes recrutées de manière aléatoire. En outre, cette pratique a été plus souvent notée dans les districts où les contraintes de recrutement étaient déjà initialement élevées. Ainsi, il ressort qu’une augmentation de l’objectif de recrutement pouvait se traduire par une recrue militaire en moins bonne santé en moyenne, contrairement aux intentions initiales des fonctionnaires coloniaux de haut rang. De tels résultats indiquent une délimitation plus complexe de la domination coloniale française en Afrique-Occidentale, où des autorités de différents rangs ont pu se disputer, au bénéfice de leurs propres intérêts, les maigres ressources en « main-d’œuvre ».

Deuxièmement, l’analyse de Zhexun Fred Mo tend à montrer que les recrues autochtones ont pu utiliser la conscription militaire a pu être utilisée comme assurance dans certains cas, en particulier lors de chocs climatiques extrêmes. Les résultats obtenus suggèrent que les inondations dans les régions tropicales de l’AOF ont rendu les individus plus susceptibles de se porter volontaires dans l’armée et, tout comme qu’une augmentation du risque de sécheresse dans les régions arides du Sahel de l’AOF a entrainé des effets similaires. Ces deux types de chocs climatiques indiquent qu’en cas de chocs négatifs potentiels sur le revenu agricole et dans un contexte historique où les mécanismes d’assurance faisaient défaut, des institutions d’apparence « extractives » ont pu être parfois utilisées de manière stratégique par les populations locales pour leur propre profit. Compte tenu de l’abondante documentation historique sur l’exploration des divers mécanismes d’atténuation des chocs négatifs sur le revenu agricole, ces résultats fournissent des preuves supplémentaires du rôle d’atténuation « inattendu » qu’une institution historique de prime abord « extractive » peut jouer et donnent une image plus nuancée du fonctionnement exact des institutions extractives dans divers contextes historiques.

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Titre du mémoire de master : “Colonial Military Conscription in French West Africa"
Sous la direction de : Denis Cogneau
Disponible sur : https://dumas.ccsd.cnrs.fr/dumas-02407535

Crédit photo : BPTU (Shutterstock)