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Pourquoi individualiser l’impôt sur le revenu des couples mariés rééquilibrerait le partage homme-femme du temps de travail et des tâches domestiques

Jan Kabátek, Arthur van Soest et Elena Stancanelli

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La fiscalité des revenus peut influencer les choix professionnels des individus, mais également le temps consacré aux travaux domestiques, et ce, dans des sens opposés. La majorité des pays de l’OCDE a opté pour un impôt individualisé et/ou propose la mutualisation : la France reste l’un des derniers pays à imposer conjointement, de façon systématique, les revenus des couples mariés (1). Ce système revient à instituer un taux individuel d’imposition inférieur (à ce qu’il serait en régime individualisé) sur le revenu principal - généralement l’homme, et un taux supérieur sur le revenu secondaire - généralement la femme. Pour les couples mariés, le taux d’imposition de chaque nouvel euro gagné dépend du revenu global du foyer, ce qui n’est pas le cas en régime séparé où les femmes percevant de faibles revenus ne paient pas d’impôts (mais celles mariées, oui). A niveau de revenu global équivalent, un couple marié où seul un des conjoints travaille, paie autant d’impôts qu’un couple marié/pacsé où les deux travaillent. Alors que dans le premier couple, le conjoint qui ne travaille pas peut se consacrer aux enfants, faire les courses, le ménage, la cuisine… et profiter de temps de loisir, dans un couple biactif ce n’est pas le cas. Donc, à parité de revenu monétaire, il y a une inégalité importante en terme de « produit brut domestique » du ménage. Au final, le système d’imposition des revenus français (et similaires) semblerait inciter indirectement les femmes à réduire leur temps de travail et à augmenter le temps consacré aux travaux domestiques.
Dans cet article, Jan Kabátek, Arthur van Soest et Elena Stancanelli testent cette hypothèse en appliquant un modèle dit de « choix discret » (2) à des individus en couple, à partir des données de l’enquête « INSEE emploi du temps 1998-99 ». Plus précisément, ils confrontent trois dimensions : les revenus réels et potentiels, les heures passées au travail et celles consacrées aux tâches ménagères, et les statuts maritaux (i.e imposition individuelle/mutuelle). Ils estiment alors que l’emploi du temps des conjoints évolue significativement suivant les modifications de modalités d’imposition des revenus. La simulation du passage d’un système joint à un système individuel pointe des effets opposés pour l’homme (généralement contributeur principal) et la femme (contributrice secondaire) : elle verrait son offre de travail marchand augmenter, lui la verrait diminuer. Et inversement, le « temps domestique » de la femme diminuerait quand celui de l’homme augmenterait. Concrètement, ce changement augmenterait la participation des femmes mariées au marché du travail de 2.3 points de pourcentage ; les heures marchandes travaillées par les femmes mariées augmenteraient de 3.7% en moyenne, et le temps consacré aux tâches ménagères baisserait de 2% - par exemple une femme qui travaille 30 heures par semaine, travaillerait après la réforme une heure de plus par semaine (3). L’homme compenserait en partie cela, via une augmentation d’environ 1.3% de son temps domestique, et une diminution de 0.8% de ses heures travaillées. Ces effets, quoique modestes (le modèle est statique et ne tient pas compte de l’emploi du temps des week-end), iraient dans la direction d’un rééquilibrage du partage homme-femme des tâches domestiques, partage qui demeure très inégal en dépit de la participation accrue des femmes mariées/pacsées au marché du travail.
1. Ou pacsés, ce double cas (mariés/pacsés) étant vrai dans la suite du document.
2. See Van Soest, A. (1995), Structural models of family labor supply : A discrete choice approach, Journal of Human Resources, 30(1), 63-88.
3. Calcul : 30/100*3.7=1.11. Une femme qui travaille 30 heures par semaine avant la réforme, augmenterait son temps de travail de 1 heure par semaine.
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Titre original de l’article académique : “Income taxation, labour supply and housework : A discrete choice model for French couples”
Publié dans : Labour Economics, Volume 27, Pages 30–43 - April 2014
Téléchargement : http://halshs.archives-ouvertes.fr/hal-00966801
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