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La répartition de l’ambiguïté entre investisseurs hétérogènes

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Sujoy Mukerji, Han N. Ozsoylev et Jean-Marc Tallon

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L’hypothèse habituellement faite dans la littérature financière est que les investisseurs connaissent la distribution des rendements des actifs. Cependant dans la pratique, les décideurs sont souvent dans l’incertitude quant au processus générant les données, une situation que l’on appelle l’« ambiguïté ». Cela peut avoir d’importantes répercussions sur le choix d’un portefeuille, car les investisseurs pourraient préférer un portefeuille dont le rendement espéré fluctue peu selon la distribution utilisée pour le calculer.

Mukerji, Ozsoylev et Tallon montrent que cette ambiguïté des rendements peut potentiellement expliciter plusieurs régularités empiriques en partie inexpliquées sur les marchés financiers. Les conclusions des auteurs s’appuient sur deux hétérogénéités importantes. Premièrement, les actifs financiers diffèrent selon que leurs distributions de rendement sont plus ou moins connues. Par exemple, l’ambiguïté du rendement serait élevée pour les actions d’entreprises de nouvelles technologies ou d’entreprises qui explorent de nouveaux marchés et dont les risques n’ont pas encore été pleinement éventés. Deuxièmement, outre leur aversion pour le risque, les investisseurs ont un degré de tolérance varié à l’ambiguïté. Ensemble, ces hétérogénéités donnent lieu à une extension du paradigme bien connu du choix d’un portefeuille avec un critère moyenne variance selon lequel l’investisseur ne tient compte que du rendement moyen et de la variance des rendements dans sa décision : les investisseurs choisissent leur portefeuille en faisant un triple arbitrage entre rendement espéré, variance et ambiguïté. Par exemple, les investisseurs présentant une aversion plus marquée pour l’ambigüité cherchent à l’éviter et à investir une part plus importante de leur portefeuille dans des actifs financiers dont les distributions sont mieux connues. Cette constatation va dans le sens des conseils fréquemment donnés en matière de planification financière qui encouragent les investisseurs conservateurs ou prudents à détenir une proportion plus élevée d’obligations que d’actions que des investisseurs moins prudents. Ceci va à l’encontre du théorème de fonds mutuel (mutual fund theorem) et pourrait expliquer les anomalies dans la composition des portefeuilles révélées par Canner et al (1997).

Puisque l’ambiguïté affecte le choix du portefeuille des investisseurs, elle se reflète également dans les prix d’équilibre des actifs. Comme dans le modèle standard d’évaluation des actifs financiers (CAPM*, Capital Asset Pricing Model en anglais), un seul facteur, à savoir le rendement excédentaire du portefeuille de marché, permet d’évaluer le rendement des actifs. Toutefois, à la différence de la théorie classique, les pondérations factorielles (bêta CAPM) sont ajustées en fonction de la mesure dans laquelle l’ambiguïté des actifs est corrélée à l’ambiguïté du portefeuille de marché. Deux primes d’incertitude expliquent les rendements attendus : une prime de risque et une prime d’ambiguïté. Cette dernière a le potentiel d’expliquer la fameuse prime de la taille (size premium) et les primes de valeur (value premium) documentées par Fama et French (1992, 1993). Par exemple, les entreprises qui ont un ratio book-to-market faible, ont tendance à connaître des difficultés financières, et les entreprises à faible capitalisation boursière, en raison de leur dépendance excessive à l’égard du financement externe, présentent probablement une forte ambiguïté.

Les prédictions dynamiques du modèle concordent également avec les régularités empiriques. Par exemple, l’annonce de résultats publics ou les chocs d’incertitude globale affectent l’ambiguïté des actifs financiers et modifient l’arbitrage entre rendement, risque et ambiguïté des investisseurs. Étant donné que l’aversion à l’ambiguïté varie d’un investisseur à l’autre, des échanges s’effectuent après observation de tels signaux, possiblement associés à de très faibles variations des prix comme cela est reporté dans la littérature empirique. Ce phénomène est difficile à expliquer dans le cadre traditionnel du risque.

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Titre original de l’article : Trading Ambiguity : A Tale of Two Heterogeneities
Publié dans : (tba)
Disponible sur : https://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=3290605

*CAPM : le modèle d’évaluation des actifs financiers décrit la relation entre le risque et le rendement prévu, c’est-à-dire la formule de tarification des titres.