La science économique au service de la société

Pierre Fleckinger et David Martimort - La théorie des incitations : perspectives et défis


PIERRE FLECKINGER

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Docteur en économie (Ecole Polytechnique, 2005) et ingénieur de formation (Centrale Lille), Pierre Fleckinger a rejoint PSE-Ecole d’économie de Paris en 2008, comme Maître de Conférences à l’Université Paris 1, après un séjour Post-doctoral à l’Université Columbia de New York. Il a séjourné à plusieurs reprises outre-Atlantique, notamment à Columbia et Stanford. Ses recherches portent sur la théorie des incitations et l’économie de l’information, ainsi que leurs applications à l’organisation des entreprises et aux questions de régulation (environnement, concurrence, marché, responsabilité sociale…).

DAVID MARTIMORT

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Docteur en économie (Université Toulouse 1, 1992) et agrégé (1998), David Martimort - directeur d’études à l’EHESS - a été chercheur à l’Université de Toulouse puis à TSE, avant de rejoindre PSE en 2010. Autorité mondiale en théorie des contrats, il travaille notamment sur la théorie des incitations, les questions de régulation, d’information et de transparence et sur l’économie politique. Il est l’auteur d’articles publiés dans les meilleures revues internationales et, sur ces domaines, de l’ouvrage de référence pour l’ensemble de la profession. Il a obtenu en 2004 le prix du « meilleur jeune économiste de France » et est Fellow de l’Econometric Society et de l’EEA.


Pouvez-vous présenter en quelques mots la théorie des incitations ?

DAVID MARTIMORT : Commençons par un détour à la fois historique et théorique. Tout un chacun, économiste ou non, a entendu parler de la théorie des « avantages comparatifs » chère à Ricardo, Ohlin ou Samuelson : la spécialisation permet d’accroître l’espace des possibles entre partenaires de l’échange, et de justifier ainsi que chacun en retire quelques gains. Un exemple bien connu dû à Samuelson suggère qu’un avocat peut être plus efficace que sa secrétaire pour rédiger son courrier, mais il semble préférable qu’il lui délègue cette tâche pour se concentrer sur l’étude de ses propres dossiers. De meilleures plaidoiries, ce sont autant de profits supplémentaires qui peuvent être ensuite reversés sous forme de salaires à la secrétaire ! Cette théorie fondatrice offre une justification « microéconomique » à l’existence même d’une économie d’échanges et ses applications couvrent un vaste champ (analyse de l’entreprise capitaliste, théorie du libre-échange appliquée aux échanges internationaux…).
Bien que remarquable, cette théorie reste incomplète : Ricardo n’avait pas saisi que la spécialisation s’accompagne inéluctablement d’un problème de « contrôle » – une difficulté qu’Adam Smith avait quant à lui bien comprise. En effet, une secrétaire spécialisée est plus efficace, mais elle accède ainsi à des informations privilégiées : en premier lieu le niveau exact des efforts nécessaires à l’accomplissement de sa tâche. L’avocat doit alors se résoudre à structurer ses rémunérations de manière incitative pour anticiper d’éventuelles baisses de productivité, rétentions d’informations, stratégies opportunistes etc. Délégation rime donc avec surcoûts. Ces « coûts d’agence » doivent être minimisés par des choix organisationnels appropriés : la théorie des incitations s’attache à explorer les implications de ces choix…

PIERRE FLECKINGER : Deux éléments sont particulièrement fascinants avec la théorie des incitations : d’une part, tout le monde est confronté - presque tous les jours - à un problème d’agence comme celui décrit par David, et cette théorie permet de comprendre un nombre incalculable de ces situations microéconomiques réelles ; d’autre part, son intégration dans le corpus du savoir économique a profondément influencé la pensée économique sur des questions fondamentales. A partir de l’exemple classique d’Akerlof sur l’échec du marché des voitures d’occasion — qui a une vocation illustrative, mais est véritablement éclairant au quotidien — la question de l’échange sur les marchés a été entièrement repensée ; de fil en aiguille, toute l’organisation de l’économie, depuis l’intérieur des entreprises jusqu’au commerce international en passant par la finance a également été investiguée grâce à ces nouveaux outils et pensées. A ma connaissance les changements aussi drastiques en économie sont rares, et c’est remarquable de trouver une approche qui soit à la fois très pertinente concrètement et aussi fructueuse conceptuellement.

Nous serions donc entrés, grâce à ce paradigme, dans une nouvelle ère de la science économique ?

PIERRE FLECKINGER : La prise en compte des problèmes d’asymétrie d’information (par exemple entre gouvernement et les agents économiques, mais aussi entre les agents eux-mêmes) a fait basculer le paradigme de l’équilibre général de marché : nous sommes passés d’un monde où la redistribution et l’efficacité sont deux questions que l’on peut traiter séparément à un monde dans lequel elles ne sont pas indépendantes, un monde où elles ne peuvent donc plus être traités séparément. L’idée qu’un système de marché sans intervention est efficace et que l’on peut corriger après coup les inégalités, sans avoir à se soucier de l’organisation productive, est totalement caduque quand on prend en compte les problèmes incitatifs. Ce n’est pas David qui atténuera l’importance de ce résultat général, auquel Jean-Jacques Laffont et lui-même ont largement contribué. Malheureusement, cette vision moderne n’est pas encore assez largement partagée. Comme le dit Roger Guesnerie, certains économistes vivent encore dans un monde de « first-best » qui ne ressemble pas du tout au monde de « second-best », celui - plus proche du réel - dans lequel on prend en compte le problème informationnel.

DAVID MARTIMORT : Une des principales révolutions de la pensée économique de ces trente dernières années est effectivement la formalisation d’un paradigme permettant l’évaluation précise de ces coûts d’agence, et leur comparaison entre structures organisationnelles. Les implications sont remarquables : pour Myerson et Sattherwaite par exemple, l’échange élémentaire entre un acheteur et un vendeur peut – sous certaines conditions informationnelles – ne plus être efficace. La juxtaposition de ce résultat avec la théorie des avantages comparatifs souligne à quel point les résultats les plus solides de notre corpus théorique sont remis en question dans un monde où l’information est incomplète. Equipé d’un certain « scepticisme » méthodologique, le théoricien des incitations évolue dans un champ de la science économique radicalement nouveau. La théorie des incitations s’applique alors avec un égal succès pour expliquer les contours et l’organisation interne des firmes, ou pour mieux appréhender l’intervention publique dans des environnements complexes (information limitée, manipulations possibles, confrontations d’intérêts…).

Parlez-nous un peu plus de vos recherches en cours ou à venir…

DAVID MARTIMORT : J’effectue l’essentiel de mes travaux et enseignements sur ce dernier aspect : l’action publique dans des environnements et des secteurs protéiformes - je travaille par exemple sur les partenariats public-privé (PPP). Quels coûts ou quels avantages représentent l’internalisation ou la délégation au privé de certains services collectifs (transports, eau, déchets, etc...) ? Les PPP sont souvent critiqués : risque de corruption, investissements « hors bilan » etc. Pourtant, au-delà des postures idéologiques, ces formes de contrats où le secteur privé conçoit et gère de grands projets d’infrastructures sont - sous certaines conditions - optimales. Mais l’analyse théorique ne permet pas toujours de conclure sans ambiguïté quant aux formes de délégation optimales. Grâce à la collaboration de collègues économètres, j’ai pu introduire dans certains de mes travaux une composante empirique significative pour remédier à ces difficultés ; une confrontation avec les données riches d’enseignements quand il s’agit de réorienter les préoccupations théoriques vers les effets de premier ordre. A titre d’exemple, nous avons pu ainsi évaluer le coût des renégociations contractuelles entre municipalités et opérateurs de transports et la manière dont ces coûts sont distribués entre consommateurs et opérateurs.
Plus récemment, je me suis intéressé aux problèmes de gouvernance globale, notamment dans le cadre de la lutte contre le réchauffement climatique. Nous montrons comment l’hétérogénéité des bénéfices d’une politique de lutte contre le réchauffement climatique, les difficultés dans la mise en œuvre des accords environnementaux entre pays souverains et la capacité d’engagement limitée de ces acteurs rendent inopérantes les solutions incitatives traditionnelles du type « marché de droits ». Nous proposons ensuite des mécanismes de contributions volontaires assez simples permettant de surmonter ces difficultés et de rétablir les incitations des acteurs. Reste à les mettre en oeuvre en pratique...

PIERRE FLECKINGER : Après des développements très théoriques (et dont la technicité constitue une importante barrière pour qui n’est pas entraîné à ses subtilités), la théorie des incitations connait désormais une floraison dans différents champs plus appliqués, en particulier grâce à la publication relativement récente de deux manuels (Laffont et Martimort, Bolton et Dewatripont). En somme elle est désormais omniprésente dans les développements de la microéconomie, et je trouve cela très intéressant et prometteur pour les années à venir.
Un des sujets sur lesquels j’ai beaucoup travaillé ces dernières années est celui du choix entre la concurrence ou la collaboration pour inciter à l’effort. Mes conclusions sont en particulier que, contrairement à une idée bien ancrée en économie, l’organisation concurrentielle est rarement efficace. Parmi les perspectives qui me paraissent les plus intéressantes, je mentionnerais les problèmes de contrats simples et « robustes », soit parce qu’ils sont intrinsèquement incomplets (il est très difficile, voire impossible, de prévoir toutes les situations qui pourront se présenter), soit parce qu’établir un contrat sophistiqué est coûteux, soit encore parce que les agents à qui ils sont offerts doivent pouvoir les comprendre clairement. Un autre aspect que je trouve particulièrement intéressant et encore très peu développé est celui des structures d’information endogènes. Dans l’immense majorité des modèles, l’asymétrie de l’information est prise comme une donnée du problème, alors que l’information dont disposent les agents économiques est bien souvent le résultat de choix « d’investissement » dans l’acquisition d’information : de l’environnement médiatique ou des institutions qui permettent ou non la production d’information crédible…Au-delà, de nouvelles pratiques et formes organisationnelles ne cessent de nourrir les développements théoriques. La théorie des incitations est une brique essentielle du « market design » (ou « game engineering » comme le dit Aumann) qui s’intéresse au design des échanges, en particulier sur internet en ce moment. L’arrivée de nouveaux modes d’échange, dans un contexte ou l’information est particulièrement riche, mais seulement en partie partagée, est un important domaine où la théorie des incitations est encore très loin d’avoir épuisé ses possibilités, et où j’espère mener le plus de recherches et collaborations possibles dans les prochaines années !

En vous écoutant, on réalise que la théorie des incitations est de première importance… mais également qu’elle semble assez peu comprise ?

DAVID MARTIMORT : C’est une question centrale, et il faudrait se pencher sur la manière dont on enseigne l’économie, notamment à partir de la licence. Les ouvrages de références écrits par nos collègues anglo-saxons aussi talentueux soient-ils, trahissent un conformisme aussi fascinant qu’inquiétant, et ce dès le sommaire ! Remplaçons l’analyse systématique des vertus du marché par une vision plus complète des différentes institutions (marché, firmes, état), de leurs succès et échecs à résoudre les problèmes d’incitations des acteurs. Seule une telle perspective serait à même d’incorporer les considérations culturelles et institutionnelles qui mettent en échec les recettes « clefs-en-main ». La meilleure illustration de ce propos est certainement offerte par les succès pour le moins mitigés du fameux Consensus de Washington : un ensemble de recettes prêt à l’emploi et censé favoriser l’émergence d’une économie de marché dans les pays en développement, en ajustant les incitations des acteurs. L’expérience confirme que ces recettes ne peuvent sans doute pas être appliquées avec le même succès dans tous les environnements institutionnels, sociologiques et culturels. « Context matters... » : c’est ce relativisme que nous enseigne aussi la théorie des incitations.

PIERRE FLECKINGER : Expliquer - et enseigner - la théorie des incitations est en effet assez difficile, précisément parce qu’elle a des applications très vastes. On la taxe facilement d’impérialisme scientifique, comme plus généralement la formalisation mathématique en économie, et elle demande toujours à être affinée et adaptée au problème étudié. Les deux points mentionnés par David - la confrontation empirique et l’adaptation au contexte - sont ainsi cruciaux. J’ajouterais que dans certains contextes, comme la rémunération des PDG ou des traders, l’analyse de schémas de compensation réelle est au centre du débat sur la crise. Ce cas est très intéressant parce que ces schémas incitatifs sont régulièrement justifiés dans la littérature académique comme dans les médias en référence plus ou moins implicite à la théorie des incitations. Mais ne nous y trompons pas : ce ne sont pas les chercheurs dans le domaine qui sont responsables des pratiques douteuses qui ont pu être adoptées. En revanche, c’est en comprenant mieux ces systèmes de rémunération à la lumière de la théorie des incitations que nous pourrons les changer…