La science économique au service de la société

L’excédent allemand : une force masquant des fragilités structurelles ?

Par Fabrizio Coricelli
Chaire associée à PSE, professeur à l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne
La zone Euro semble s’être installée durablement dans la période la plus critique de sa jeune histoire : l’activité économique ne décolle pas et les risques d’une crise des différentes dettes souveraines augmentent chaque mois davantage - spécifiquement pour les pays dits « périphériques ». La stratégie d’ajustement drastique des budgets et des balances externes mise en place par ces derniers est clairement un échec. Il devient de plus en difficile de comprendre l’obstination des économies majeures de la zone à combattre le risque déflationniste via des politiques fiscales et monétaires qui peuvent contribuer à faire sortir la zone euro d’une stagnation généralisée. Depuis le début de la crise fin 2008, l’Allemagne joue un rôle clé : loin des discours habituels, de récentes recherches menées avec A. Worgotter et F. Ravasan (1), m’ont amené à considérer que les positions défendues outre-Rhin prennent racine dans le modèle économique allemand - et non dans un calcul court-termiste.
En effet, l’une des faiblesses de la zone Euro réside dans la « réussite » de sa principale économie : l’Allemagne, grâce à une croissance essentiellement tirée par les exportations, a accumulé depuis 15 ans le plus large excédent commercial tous pays confondus. Ce modèle ne produit qu’un très faible effet d’entraînement pour les autres pays de la zone Euro, et il cache de nombreuses faiblesses structurelles. En premier lieu, ces performances s’appuient sur un déséquilibre majeur de l’industrie manufacturière vis-à-vis des services et entraînent une croissance économique globale plutôt faible. Les recherches évoquées pointent en effet la juxtaposition entre l’explosion de l’excédent commercial et la croissance du poids du secteur secondaire dans le produit national brut - l’Allemagne étant à cet égard une exception parmi tous les pays développés qui voient cette part diminuer chaque année.
Notre interprétation centrale s’appuie sur ces observations qui illustrent des facteurs structurels et une stratégie monolithique dont semble dépendre l’ensemble de l’économie et de la société : le secteur financier, par exemple, est dominé par des établissements qui travaillent essentiellement avec les entreprises manufacturières les plus installées ; ou encore, le système éducatif s’appuie fortement sur des filières professionnelles qui renforcent encore, de par les métiers auxquels elles préparent, la spécialisation sectorielle de l’économie allemande. Nous l’avons vu, les résultats en termes d’exportations sont impressionnants ; mais le corollaire le plus inquiétant concerne les services qui stagnent depuis de nombreuses années et sont aujourd’hui très faiblement productifs. D’une certaine manière, l’économie allemande est actuellement duale, avec des secteurs manufacturiers fortement productifs et des sociétés de services peu performantes. Au final, malgré les différentes réformes, les prévisions du FMI tablent sur une croissance à peine supérieure à 1% pour les 5 prochaines années. Cette dualité rappelle fortement le cas du Japon, l’autre exemple récent d’une économie portée par ces exportations industrielles : la « mauvaise santé » du secteur des services, très protégé et particulièrement peu efficace, semble avoir joué un rôle central depuis une vingtaine d’années dans la stagnation nipponne.
Un changement de stratégie de l’économie allemande, visant à libérer la croissance dans les services et à rééquilibrer les composantes de son développement sur le long terme, pourrait avoir des effets bénéfiques sur le pays lui-même et aussi sur la zone Euro. Avec 80% du PIB généré par le secteur tertiaire, l’Allemagne ne peut effectivement pas envisager sereinement l’avenir - et il en va de même indirectement pour la zone Euro - tant que ce secteur maintiendra ses actuelles faiblesses.
(1) Coricelli, F. and A. Wörgötter, 2012. « Structural Change and the Current Account : The Case of Germany, » OECD Economics Department Working Papers 940 ; Coricelli, F., F. Ravasan and A. Wörgötter, 2013. « The origins of the German current account surplus : Unbalanced productivity growth and structural change, » CEPR Discussion Papers 9527


Cet article est issu de la Lettre PSE n°20 (janvier 2015)
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