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Une banque centrale devrait-elle annoncer qu’elle augmentera son taux d’intérêt directeur lorsqu’il n’y a pas assez d’inflation ?

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Kirsten Ralf et Jean-Bernard Chatelain

En 1973, deux ingénieurs, Simaan et Cruz, ont montré qu’un agent en position dominante (par exemple, un banquier central) qui influence au cours du temps les choix d’autres agents en position de suiveurs (par exemple, le secteur privé) a une politique optimale initiale qui change à chaque période. Leur résultat est très spécifique et un peu surprenant : le choix optimal de politique change à chaque date (ce qu’on a appelé « l’incohérence temporelle ») alors que toutes les informations futures sur le comportement du secteur privé ont été correctement anticipées (il n’y a pas de surprise) et que les objectifs du banquier central n’ont pas changé non plus. En pratique, il pourrait être optimal pour la Banque Centrale d’avoir plus d’inflation que ce qui était prévu à la date précédente, afin de la faire baisser plus vite aux dates suivantes que dans le plan de la date précédente, et ainsi de suite à chaque date future. Ce résultat vient de ce que les décisions de prix peuvent être rapidement modifiées par les agents du secteur privé en fonction des annonces de la Banque Centrale, qui ancrent les valeurs nominales à chaque date. En 1977, Kydland et Prescott ont interprété ce résultat d’incohérence temporelle comme une impossibilité logique de la politique monétaire optimale pour stabiliser l’inflation. En 2004, la banque centrale de Suède attribua à ces derniers le prix Nobel d’économie pour deux contributions à la dynamique macroéconomique : l’incohérence temporelle des politiques de stabilisation des cycles économiques et les forces à l’origine des cycles économiques, sous l’hypothèse d’absence d’effet des politiques de stabilisation des banques centrales.

Dans cet article, Kirsten Ralf et Jean-Bernard Chatelain s’intéressent aux deux réponses théoriques qui ont suivi l’interprétation de Kydland et Prescott de cette impossibilité logique d’une politique optimale de stabilisation. La première théorie proposée par Roberds en 1989 considère que le changement de politique optimale à chaque date n’est pas un évènement certain. La Banque Centrale maintient sa politique optimale de la date précédente avec une certaine probabilité non nulle. Si une hausse du taux d’intérêt réel conduit à une baisse de la demande d’investissement qui contribue à faire baisser l’inflation dans le secteur privé, et si l’inflation anticipée atteint 3% et dépasse de 1% une cible désirée d’inflation de 2%, alors la Banque Centrale devrait faire passer son taux d’intérêt nominal directeur de 2% à un peu plus de 3%, afin d’augmenter le taux d’intérêt réel (le taux nominal net de l’inflation). La théorie alternative, proposée par Oudiz et Sachs en 1985, considère que le changement de politique optimale à chaque date est certain. La banque centrale n’aurait plus aucune crédibilité et elle perdrait sa position dominante. La banque centrale ré-optimiserait à chaque date et pourtant cela ne changerait pas la trajectoire de l’inflation. Pour obtenir ce résultat, deux réponses optimales de la banque centrale et du secteur privé sont choisies. Si une hausse du taux d’intérêt réel conduit à une baisse de la demande d’investissement qui contribue à faire baisser l’inflation dans le secteur privé, et si l’inflation anticipée atteint 3% et dépasse de 1% une cible désirée d’inflation de 2%, alors la réponse optimale de la banque centrale serait de rendre public qu’elle pourrait faire passer son taux d’intérêt nominal directeur de 2% à un niveau très élevé voire infiniment élevé ou bien même faire baisser le taux d’intérêt directeur au lieu de l’augmenter. En 2007, Schmitt-Grohé et Uribe ont trouvé que la meilleure politique monétaire correspondrait à un taux d’intérêt qui réagirait à 332 fois l’écart d’inflation à sa cible. Si cet écart était de 1%, la relation impliquerait un taux d’intérêt de 332%. L’inflation serait immédiatement stabilisée à 2% au lieu de faire face à une déflation massive dans le cadre de la théorie alternative. Ces dernières années, Schmitt-Grohé et Uribe ont proposé d’augmenter très fortement les taux d’intérêt directeurs (par exemple à 6%) afin de créer de l’inflation en Europe, au Japon et aux Etats-Unis. La réponse optimale du secteur privé serait d’éviter une infinité de trajectoires hyper-inflationnistes ou déflationnistes si bien qu’on ne pourrait jamais observer cette réaction très importante du taux d’intérêt aux écarts de l’inflation à sa cible. Les relations entre les anticipations d’inflation et les variables non-anticipées (et parfois non-observables) du secteur privé seraient supposées connues de manière exacte par la banque centrale et le secteur privé. Ils choisiraient une unique trajectoire qui stabiliserait très vite l’inflation. Depuis une vingtaine d’années, la seconde théorie est prédominante dans des centaines de modèles macroéconomiques (1) simulés et estimés dans les départements de recherche des banques centrales ou publiés dans les revues académiques. Les auteurs testent ces deux théories dans le cas de la Réserve Fédérale américaine en utilisant les données du taux d’intérêt directeur, de l’inflation et de la production sur différentes périodes entre 1960 et 2006. L’idée du test est la suivante. Afin d’éviter une infinité de trajectoire instables crées par la menace d’une sur-réaction colossale des taux d’intérêts, la seconde théorie pose des restrictions importantes sur les données par rapport à la première théorie, qui autorise la dépendance au passé du taux d’intérêt. Par exemple, si la première théorie prédit que le taux d’intérêt est corrélé avec deux variables, l’inflation courante et l’inflation du trimestre précédent (ou le taux directeur de la période précédente), la seconde théorie impose que le taux d’intérêt ne peut être corrélé qu’avec une variable, que ce soit l’inflation courante, l’inflation du trimestre précédent ou le taux directeur de la période précédente. Les résultats de ce nouveau test conduisent à rejeter la seconde théorie.

(1) et plus précisément des modèles d’équilibre dynamique général stochastique
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Titre original de l’article académique : “Can We Identify the Fed’s Preferences ?” Kirsten Ralf, Jean-Bernard Chatelain

Publié dans : PSE Working Papers n°2017-25. 2017

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