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Réduire la criminalité à long terme : police ou famille ? Là est la question

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Emeline Bezin, Thierry Verdier et Yves Zenou

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De nombreuses recherches criminologiques ont mis en évidence un lien entre la structure familiale et la délinquance, les enfants de familles séparées ou monoparentales étant plus susceptibles de se livrer à des activités de délinquance que les enfants de familles biparentales. L’enquête National Longitudinal Survey of Youth de 2016 aux Etats-Unis révèle que 22% des adolescents vivant dans une famille monoparentale ont été arrêtés par la police contre 5% d’enfants issues de familles mariées intactes, montrant une nette corrélation positive entre structure familiale des adolescents et comportement criminel. Ceci touche de façon plus forte la communauté afro-américaine, où environ 50% des enfants vivent avec leur mère seulement, proportion bien supérieure à celle pour les enfants blancs (18,3%) et celle pour les enfants d’origine hispanique (26,3%). Le Département américain de la santé et des services sociaux indique également que la consommation de drogue et d’alcool est bien plus répandue chez les enfants vivant sans leur père. Ce n’est pas un mystère. Lorsque le contrôle parental exercé sur les enfants est plus faible, voire absent, comme c’est souvent le cas dans les familles sans père, ils sont plus facilement exposés à l’influence de pairs plus âgés pouvant être impliqués dans divers types de comportements illégaux ou à risque. Au cœur des thèses sociologiques sur la « désorganisation sociale », l’absence d’un modèle de rôle masculin positif et la déstructuration des modes de socialisation de la famille au profit d’autres organisations comme les gangs de rue, apparaissent comme des facteurs clés de la « sur-représentation » des jeunes hommes noirs dans le système de justice pénale américain.

Ces observations amènent naturellement à la question de la politique de lutte contre la criminalité à long terme. Doit-on augmenter la répression policière et l’incarcération ? Doit-on plutôt compenser les désavantages de structures familiales défavorisées en termes de transmission de valeurs éthiques contre la criminalité ? Dans cet article, Emeline Bezin, Thierry Verdier et Yves Zenou, analysent cette question à l’aide d’un cadre conceptuel insistant sur l’importance de la présence paternelle dans les processus de socialisation familiale contre la délinquance et la criminalité. Pour cela, ils développent un modèle dit « à générations imbriquées » dans lequel les individus sont socialisés dans leur enfance soit à une culture d’ « honnêteté », soit à un trait de « tolérance à la délinquance » qui facilite les activités criminelles. Cette socialisation se fait au travers de la famille (monoparentale ou biparentale) et de l’environnement social. A l’âge adulte, après avoir formé un ménage, les individus masculins peuvent décider de commettre ou non un acte illégal. Le taux d’incarcération et de répression criminelle ainsi que la culture d’honnêteté détermine la fraction de familles biparentales (où le père est présent pour la socialisation de ses enfants) et familles monoparentales (où en absence du père en prison, la mère élève seule la progéniture). Chaque famille (biparentale et monoparentale) exerce alors un effort de socialisation pour inciter sa progéniture à adopter le trait d’honnêteté. Une hypothèse clé et empiriquement raisonnable est le fait qu’en raison de contraintes de temps et de manque de ressources, il est plus coûteux pour une mère célibataire de transmettre le trait « d’honnêteté » à ses enfants que pour une famille biparentale.
Dans ce contexte, les auteurs caractérisent la dynamique de la culture d’honnêteté dans la communauté et le taux de criminalité à long terme. L’analyse met en lumière l’interaction de trois éléments importants. Le premier est l’effet de dissuasion classique, indiquant qu’une augmentation de la probabilité d’incarcération, réduit la criminalité. Le second est un effet de « désorganisation sociale », reconnaissant le fait qu’une augmentation de l’incarcération perturbe la structure familiale, ce qui a un impact négatif à long terme sur la transmission d’une culture d’honnêteté dans la population. Le dernier montre à quel point la culture initiale d’honnêteté est répandue dans la société.
Les chercheurs soulignent alors qu’une politique de répression criminelle accrue (augmentant la dissuasion et infligeant des peines plus longues) peut être contre-productive en termes de taux de criminalité de long terme. Plus précisément, lorsque le taux d’incarcération est déjà à un niveau suffisamment élevé, une politique plus répressive augmente en fait la criminalité de longue durée au sein de la population. Ce paradoxe s’explique par le fait que l’incarcération accrue de pères délinquants entraîne une forme de « désorganisation sociale » de la transmission du trait d’honnêteté en « détruisant » la structure des familles biparentales. Les enfants grandissent alors dans des familles monoparentales plus vulnérables à la socialisation criminelle par les pairs de leur communauté, et ceci encourage donc une augmentation de la criminalité à long terme. L’analyse peut être étendue à un cadre de localisation spatiale des individus dans un contexte urbain. Le modèle met alors en lumière l’apparition et la persistance de ghettos urbains se caractérisant par une forte proportion de familles monoparentales, un taux de criminalité élevé et l’existence d’une culture locale de « tolérance à la délinquance » dans la communauté. Les auteurs précisent les conditions d’existence d’un tel phénomène et discutent comment la ségrégation spatiale renforce la désorganisation sociale et inversement.
Ce cadre conceptuel suggère que la capacité de dissuasion du système de justice peut être insuffisante pour réduire la criminalité et qu’une politique criminelle efficace devrait également prendre en compte l’impact de l’incarcération sur la structure de la famille et son incidence sur les modes de socialisation, et de comportement criminel des générations futures.

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Titre original de l’article : « Crime, Broken Families, and Punishment »

Publié dans : CEPR Discussion Paper 13014, juin 2018.

Disponible à : https://cepr.org/active/publications/discussion_papers/dp.php?dpno=13014