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Gilles Postel-Vinay : « Le système des prêts entre particuliers que nous mettons en évidence fait apparaître une activité de crédit entre le XVIIIe s. et le début du XXe s. dont on n’imaginait pas l’ampleur »

En 2001 paraissait «  Des marchés sans prix. Une économie politique du crédit à Paris, 1660-1870 » (1) aux Éditions de l’EHESS dans lequel Philip T. Hoffman, Gilles Postel-Vinay et Jean-Laurent Rosenthal analysaient le fonctionnement des institutions de crédit à Paris des années 1660 à 1870. En janvier 2019, ils publient «  Dark Matter Credit : The Development of Peer-to-Peer Lending and Banking in France  » aux éditions Princeton University Press. Gilles Postel-Vinay revient sur cet ouvrage à travers cet entretien accordé à PSE :


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« Dark Matter Credit » : pourriez-vous revenir sur le titre et sur les origines de votre livre ?

Le livre a trouvé son origine dans les difficultés sur lesquelles butait une historiographie qu’il fallait reprendre en quelque sorte « à rebrousse-poil ». Il est en effet courant de se représenter la croissance européenne des XVIIIe et XIXe siècles comme un processus tiré par la finance et dans lequel les banques ont eu un rôle central puisqu’elles permettaient de réunir les ressources nécessaires. L’hypothèse semblait d’autant plus solide qu’elle pouvait s’appuyer sur l’expérience anglaise tôt marquée par le développement des banques et un contexte politique favorable à une réduction du taux d’intérêt. Ce schéma qui a fait longtemps consensus pose pourtant de nombreuses questions. Dans notre livre précédent, - Des marchés sans prix (2001) / Priceless markets (2000) - nous avons ainsi montré que, dans le Paris du XVIIIe siècle, les activités de crédit connaissent — indépendamment des banques — une expansion très rapide et, qui plus est, sans que le taux d’intérêt y joue un quelconque rôle.

Mais quel était le degré de généralité de ce modèle parisien ? C’est pour répondre à cette question que nous avons engagé une (longue) enquête qui a conduit à ce nouveau livre qui, cette fois, porte sur le crédit dans l’ensemble de la France du XVIIIe au début du XXe siècle. Comme on y a retrouvé une situation proche de celle repérée dans le Paris du XVIIIe, nous avons quelque temps pensé intituler ce nouveau livre « Des marchés sans prix 2 / Priceless Markets 2 ». Puis il nous a semblé qu’il fallait d’abord souligner l’ampleur des activités de crédit hors du crédit des banques pour ensuite analyser les modalités de la coexistence de ces différents types de crédit. De là, ce titre ; pour évoquer la place des crédits non bancaires, nous utilisons l’image de la matière noire : celle-ci n’est pas directement visible mais n’en constitue pas moins la majeure part de l’univers…

Quel a été le point de départ de vos recherches sur ce thème ?

Je crois que « Dark Matter Credit » comme «  Des marchés sans prix » ont en commun un double point de départ. Le premier vient – comme c’est souvent le cas – de l’expérience historique. Si l’on connaît de longue date l’existence d’activités de crédit hors des banques dans l’Europe préindustrielle, celles-ci étaient considérées comme un archaïsme (néfaste mais résiduel) dont l’existence ne pouvait que tendre à disparaître à l’époque moderne. Il est donc apparu légitime de chercher à mieux en prendre la mesure sur une période longue et de chercher à en comprendre le fonctionnement. Or, simultanément, les moyens d’analyse disponibles étaient en train de changer, et c’est là le second élément au départ de nos enquêtes. Quand nous les entreprenons, les travaux sur l’économie de l’information ouvrent un ensemble de nouvelles pistes. Nous avons donc procédé avec l’anachronisme inhérent au travail de l’historien qui importe dans le passé des catégories étrangères. Qui plus est, le contexte contemporain a joué son rôle : le fonctionnement actuel des plateformes informatiques nous a sans doute aidé à comprendre le succès de ces intermédiaires inattendus - les notaires - dont on découvre le rôle central dans la mise en place et le spectaculaire développement d’un système de crédit qui s’est imposé pendant deux siècles. Nous avons pu ainsi formuler et mettre à l’épreuve des hypothèses sur la façon dont ont été surmontées les asymétries d’informations suivant des modalités autres que celles auxquelles pouvaient recourir les banques.

Comment avez-vous procédé pour imaginer ces alternatives ?

Nous avions en tête le cas parisien où nous avions vu que, depuis le XVIIIe, tirant parti des informations précises qu’ils détenaient sur leur clientèle, les notaires mettaient en rapport des prêteurs avec les demandeurs d’emprunts dont ils pouvaient garantir la fiabilité. Élargir l’enquête en partant de la capitale pouvait en effet paraître logique tant il est courant de lier le développement des marchés financiers à des organisations qui centralisent les ressources - grandes banques et bourses des valeurs. Ou fallait-il plutôt suivre l’économie géographique qui suggère deux scénarios : si les coûts de transaction pèsent lourd, l’activité économique reste à proximité du consommateur (cas du coiffeur) ; sinon, elle tend à se concentrer en un point (l’automobile à Détroit) ou en quelques points (les bourses) ? Le crédit que l’on a observé ne suit pourtant aucun de ces modèles. Contrairement aux transactions boursières, les prêts ne se sont pas concentrés en un point ; et contrairement aux coupes de cheveux, ils ne sont pas réalisés au coin de la rue. Disons qu’il s’agit d’un crédit dont la centralisation est partielle ou incomplète. Vers le milieu du XVIIIe siècle, par exemple, les prêts sont éparpillés sur tout le territoire et 80% des emprunteurs habitent dans des paroisses de moins de 5000 habitants ; mais prêteurs et emprunteurs sont loin d’être toujours voisins. Le plus courant est qu’ils ne soient connus que du seul intermédiaire - leur notaire - qui les met en contact.

Le système de prêts entre particuliers était donc déjà fortement implanté dès le XVIIIe siècle, bien avant le développement massif des réseaux bancaires. Comment était-il organisé ?

Le système que nous mettons en évidence fait apparaître une activité de crédit dont on n’imaginait pas l’ampleur. Au XVIIIe siècle et jusqu’à la Première Guerre Mondiale, l’encours de ce type de prêt représente en moyenne entre le cinquième et le quart du PIB et concerne un tiers des ménages. Les transactions dépendent d’informations sur les garanties que seuls les notaires détiennent. Les prêts sont donc organisés au sein des études. Ils ne sont pas pour autant confinés à la clientèle forcément limitée de chaque notaire. L’information circule entre études ; non pas de façon indifférenciée mais chaque notaire se construisant un groupe dont les membres sont à la fois surveillants et partenaires. Ce qui importe alors n’est pas le prix du crédit (les prêts étant massivement au même taux) mais la capacité de l’intermédiaire à fournir de l’information certaine aux prêteurs, aux emprunteurs et, le cas échéant, aux études avec lesquelles il collabore.

Longtemps nul n’a détenu une information concurrente. L’État d’Ancien Régime en a rêvé et, si l’objectif est posé par la Révolution, il faudra attendre près d’un siècle avant que ne se constitue et ne se généralise un système d’information publique sur les hypothèques. Et, à défaut, les banques se sont cantonnées dans d’autres activités de crédit très diverses (commerciales, industrielles) mais principalement liées au court terme et concentrées dans les villes.

Quelle conclusion pouvons-nous tirer de vos observations sur le rôle et le développement des réseaux bancaires ?

Ce n’est pas une petite question... Parmi toutes les réponses possibles, j’en donnerai deux.

La première est rétrospective. Situer les banques - comme on a pu le faire dans ce livre - en tant que composante d’un ensemble plus large permet de mieux situer leur activité et leur clientèle. Étudiant les banques de la côte Est des États-Unis au XIXe, Naomi Lamoreaux avait souligné, dans un livre classique, la pratique de « l’insider lending » (2). Au-delà du cas particulier, historiquement, les banques se sont adressées à des clientèles relativement étroites et, par comparaison, le type de crédit que nous avons analysé concerne un public plus étendu.

La seconde, à l’inverse, est prospective. On a indiqué que, loin de voir le crédit bancaire concurrencer le crédit notarial, une certaine division du travail s’était instaurée entre ces deux types de crédits ; l’un orienté sur le long et le moyen terme sur les garanties immobilières, l’autre sur les transactions majoritairement portées sur le court terme. La question peut se reposer aujourd’hui - et la coexistence être moins pacifique ou pacifiée - entre le crédit bancaire et le crédit de particulier à particulier (peer-to-peer) intermédié par des plateformes qui ne sont pas tenues aux contraintes qui pesaient sur les notaires (qui ne pouvaient jamais être localement en position de monopole : depuis la Révolution, ils étaient toujours au moins deux par canton…)


(1) Philip T. Hoffman, Gilles Postel-Vinay et Jean-Laurent Rosenthal, Des marchés sans prix. Une économie politique du crédit à Paris, 1660-1870, 2001
(2) Naomi R. Lamoreaux, Insider Lending : Banks, Personal Connections, and Economic Development in Industrial New England, 1994