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Denis Cogneau - Histoire du développement et histoire du colonialisme

Histoire du développement et histoire du colonialisme

Denis Cogneau – Professeur associé à PSE, Directeur de recherche IRD, Directeur d’études EHESS
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Tribune issue de la lettre PSE n°34

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Nos temps globalisés sont les héritiers d’un système mondial forgé par le capitalisme et l’impérialisme occidentaux du XVIe au XXe siècle et par les mouvements politiques qui les ont combattus. Dans sa jeunesse, l’économie du développement s’est constituée à travers les questions de la décolonisation et de l’échange inégal entre pays industrialisés et pays dits de la périphérie. Albert Hirschman souhaitait situer la discipline à l’écart d’une orthodoxie négligeant les spécificités historiques et structurelles des économies concernées, mais aussi d’une approche néomarxiste prônant comme unique solution une rupture définitive avec l’ordre international capitaliste et impérialiste.
Le lien de l’économie du développement avec l’histoire s’est ensuite distendu, alors que la spécialisation de la discipline s’approfondissait, conduisant à traiter séparément des politiques macroéconomiques, du commerce international, de l’agriculture, de l’éducation, etc., comme le regrettait Paul Krugman il y a plus de vingt-cinq ans. Par ailleurs, la chute du mur de Berlin et l’émergence de l’Asie de l’Est avaient rendu désuète l’idée d’une communauté de problèmes partagés par un « Tiers-Monde ».

LE RETOUR DE L’HISTOIRE ÉCONOMIQUE
Il n’empêche que dans l’ordre politique, le mouvement des BRICS (Brésil-Russie-Inde-Chine-Afrique du Sud) et la diplomatie économique de la Chine tentent de réactiver les alliances, sinon la solidarité, d’un monde non-occidental. La question des migrations en Europe et en Amérique du Nord, les printemps arabes, et le débat sur les responsabilités séculaires dans le changement climatique réactivent aussi les difficultés de la relation Nord-Sud et font resurgir un passé colonial pas encore dépassé.

Aujourd’hui, certains économistes recherchent à nouveau dans l’histoire les institutions fondamentales expliquant le succès et la prospérité des nations, tandis que d’autres s’efforcent d’éclaircir en quoi deux décennies de recherches microéconomiques sur les ménages et les entreprises des pays pauvres renouvellent notre compréhension du développement à l’échelle macroscopique. Plus généralement, l’histoire économique est de retour, celle du capitalisme tout autant que celle du développement. Cependant, le creux de la vague qu’elle a connu, tant du côté de l’économie que de l’histoire, implique que nos connaissances factuelles sur l’époque coloniale et impériale, et même sur le tournant crucial de la décolonisation, n’ont guère progressé par rapport aux années 1970. La base de données est restée celle qu’avaient constituée, de manière très partielle, des économistes marxistes comme Samir Amin récemment disparu, ou des historiens du capitalisme métropolitain comme Jacques Marseille, pour prendre le cas de l’Empire colonial français.

AFRISTORY : UN PROJET UNIQUE DE COLLECTE DE DONNÉES
Dans l’intervalle heureusement, les archives se sont améliorées grâce à la numérisation, et notre capacité à les extraire et à les traiter a également été multipliée. Au Centre François Simiand à PSE (cf plus bas), un petit groupe construit depuis quelques années une nouvelle base de données sur l’Empire colonial français aux XIXe et XXe siècles, avec le projet Afristory financé à l’origine par l’Agence Nationale pour la Recherche ; des données comparatives sur certaines parties de l’Empire britannique ont aussi été accumulées chemin faisant.

UNE APPROCHE PLURI-DISCIPLINAIRE AMBITIEUSE
Deux objectifs complémentaires sont visés, l’un qui intéresse un peu plus l’histoire économique, l’autre un peu plus l’économie du développement. Premièrement, renouveler l’histoire globale du colonialisme français, du point de vue de l’économie française comme du point de vue des économies colonisées. La collaboration avec les collègues étudiant la finance et le capitalisme français de la même période permet d’envisager de jeter une lumière nouvelle sur l’investissement colonial, l’importance des lobbies, et l’économie politique générale du colonialisme : qui en profitait et qui en payait le coût (notamment militaire), rentiers, industriels, contribuables métropolitains, colons, élites autochtones, populations assujetties.
Deuxièmement, mieux comprendre les sources historiques des structures et des institutions des pays en développement d’aujourd’hui, en l’occurrence les anciennes colonies françaises. Des caractéristiques comme la capacité fiscale et légale de l’Etat que certains contemporains désignent comme cruciales, ou comme le dualisme, que les économistes du développement d’hier avaient placé au centre de leurs analyses sont ainsi particulièrement étudiées.

UN PARADOXE CRUEL : UNE PRESSION FISCALE FORTE POUR UN DÉVELOPPEMENT INÉGAL
Nos analyses montrent que dans les Etats coloniaux ces deux caractéristiques étaient précisément associées : ils étaient parvenus à une pression fiscale élevée qui permettait de financer des coûts de fonctionnement exorbitants, notamment de très hauts salaires, mais qui ne finançait pas le développement économique et social qui ne décolla qu’après la Seconde Guerre mondiale avec une aide métropolitaine.

Toutefois l’Empire ne commença à coûter vraiment cher qu’avec les guerres de libération (Indochine, Algérie, Cameroun). Ces caractéristiques ont entraîné après l’indépendance de fortes inégalités initiales entre une petite élite administrative et le reste des populations, qui sont peut-être à la source de relations de patronage et de clientèle prégnantes ; à cet égard les années de transition suivant les indépendances (décennies 1960 et 1970), presqu’encore plus mal connues que la période coloniale, méritent une relecture.

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Références

  • Albert O. HIRSCHMAN, “The Rise and Decline of Development Economics”, Essays in Trespassing Economics to Politics and beyond, Cambridge, Cambridge University Press, 1981, p. 1-24
  • Paul KRUGMAN, “The Fall and Rise of Development Economics”, Development, Geography and Economic Theory, Cambridge, MIT Press, 1995, p. 1-30.
  • Paul KRUGMAN, “Toward a Counter-Counterrevolution in Development Theory”, World Bank Econ Rev (1992) 6 (suppl 1) : 15-38.
  • Samir AMIN, L’économie du Maghreb, la colonisation et la décolonisation, Paris, Editions de Minuit, 1966. Samir AMIN, L’Afrique de l’Ouest bloquée, l’économie politique de la colonisation, 1880-1970. Paris, Editions de Minuit, 1971.
  • Jacques MARSEILLE, Empire colonial et capitalisme français, Histoire d’un divorce. Paris, Albin Michel, 1984 [2è édition 2005].
  • Denis COGNEAU, 2016. « Histoire économique de l’Afrique : renaissance ou trompe-l’oeil ? », Annales Histoire, Sciences Sociales, 71(4) : 879-896. [Also in English : “Economic History of Africa : Renaissance or False Dawn ?”]
  • Denis COGNEAU, Yannick DUPRAZ & Sandrine MESPLÉ-SOMPS. “Fiscal Capacity and Dualism in Colonial States. The French Empire 1830-1962”, PSE Working Papers n°2018-27, 2018.

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Afristory et le Centre François Simiand

Au sein du Centre François Simiand, l’équipe Afristory extrait et analyse les données économiques et sociales des archives françaises portant sur le « second » Empire colonial (1830-1962) : Afrique du Nord, Afrique Occidentale et Equatoriale, Madagascar et Indochine. Constituée autour de Denis Cogneau et de Sandrine Mesplé-Somps (IRD), l’équipe inclut notamment Yannick Dupraz (U. Warwick), Elise Huillery (U. Paris-Dauphine), Cédric Chambru (doctorant U. de Genève) et Justine Knebelmann (doctorante PSE). La collecte a jusqu’à présent porté sur les comptes budgétaires détaillés en recettes et en dépenses à tous les niveaux administratifs existants (fédérations, colonies, provinces, municipalités, ministères métropolitains concernés), l’emploi et les salaires publics, la démographie, la scolarisation, les infrastructures scolaires, sanitaires, énergétiques et de transport, les revenus et les prix, et même les dossiers militaires et médicaux des soldats « indigènes ». Certaines de ces données sont en train d’être prolongées sur la période postcoloniale (1962-2010), et une seconde phase du programme va commencer sur les entreprises et les flux de capitaux privés, en collaboration avec une autre équipe du Centre Simiand, l’équipe D-FIH.