La science économique au service de la société

Lettre PSE n°41 - janvier 2021

Sommaire

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Défauts dans un système financier : comment les résoudre ?

Gabrielle Demange - Professeure titulaire d’une chaire à PSE, Directrice d’études à l’EHESS. Accéder à son site personnel ou à son profil LinkedIn

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Comment éviter les banqueroutes en chaîne dans le système financier et leur propagation à d’autres secteurs ? Des réglementations existent depuis longtemps visant à contrôler les prises de position des banques recevant des dépôts - citons, par exemple, les accords de Bâle. Suite à la crise de 2008 initiée par des produits financiers dits « dérivés », de nouvelles réglementations ont été mises en place (1), visant à recenser les transactions de toutes les institutions financières et à les centraliser dans des « chambres de compensation » dont le rôle est d’assurer la sécurité des opérations entre vendeurs et acheteurs.

Si une évaluation de leur efficacité est encore prématurée, des recherches s’imposent : les chambres de compensation sont-elles devenues des acteurs systémiques et, si oui, comment les réguler ? Après le Brexit, qu’adviendra-t-il des chambres agréées par l’Union Européenne en tenant compte qu’un très grand nombre d’entre elles sont basées au Royaume Uni ? Comment analyser toutes les nouvelles données dont elles permettent de rendre compte ? Comment intervenir pendant les périodes de stress afin d’éviter la contagion ? Ces questions sont abordées dans le projet « Financial Infrastructure : Risks and Regulation » (2). Un premier travail empirique recense la nature de la compétition des chambres de compensation dans l’Union Européenne et leurs interactions avec les dealers - ou intermédiaires - principaux (3). Nous développons ici deux articles « Resolution rules in a system of financially linked firms » et « On the resolution of cross-liabilities » (4, 5).

LES RISQUES DANS UN SYSTÈME D’INSTITUTIONS FINANCIÈREMENT LIÉES
Dans ces articles, nous étudions la résolution simultanée de dettes « imbriquées » lorsque des institutions sont à la fois créditrices et débitrices entre elles. Notons que les codes de banqueroute portent sur la résolution d’une seule entité débitrice. Dans le cas d’un système, les capacités de remboursement des institutions ayant des engagements les unes envers les autres sont étroitement liées, ce qui peut générer des demandes conflictuelles en période de stress, notamment dans le cas de figure où une institution n’est plus capable de rembourser ses dettes aux autres. Il s’agit alors d’éviter les comportements désordonnés ou les résolutions discrétionnaires (6). C’est l’objectif d’une règle de résolution. Si l’analyse s’effectue dans un cadre stylisé, bien plus simple que les relations complexes révélées lors de la faillite de Lehman Brothers, elle met en lumière certains principes potentiellement utiles.

DÉFINIR DES RÈGLES DE RÉSOLUTION ADÉQUATES
Une règle de résolution spécifie les remboursements dans le système pour toute une série de scénarios possibles, à l’instar d’une règle électorale qui prévoit l’issue d’un vote pour un grand nombre de résultats électoraux. Ici, un scénario spécifie des données telles que les montants dus et réclamés par chaque institution dans le système, ainsi que leurs dettes vis-à-vis d’agents extérieurs au système, les dépôts bancaires par exemple. L’objectif premier de la résolution est précisément d’éviter le défaut vis-à-vis de ces dettes extérieures.

L’étude prospective s’appuie sur l’approche développée par la théorie du choix social qui compare et définit des règles de vote. Il s’agit en premier lieu de définir les propriétés qu’une règle doit idéalement satisfaire. Deux propriétés importantes sont retenues : la première, la monotonie, suppose que l’amélioration à l’actif d’une institution ne puisse nuire à aucune autre. La seconde, l’idéal de proportionnalité, suppose que les remboursements soient proportionnels aux dettes sauf s’ils entraînent des défauts aux créditeurs hors-système - les déposants.

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DES PERSPECTIVES DE RÉSOLUTION EN FONCTION DES POSITIONS DES INSTITUTIONS
Nos travaux mettent en lumière un principe général : une règle satisfaisant ces propriétés s’appuie sur des indices, deux par institution, l’un définissant leur capacité à rembourser les dettes, l’autre, la nécessité si besoin d’être renflouée. Ces indices sont déterminés conjointement, reflétant l’aspect de système, et impliquent que les remboursements doivent être différenciés en fonction de la santé des créditeurs. Une telle différenciation systématise des pratiques observées parfois lors de renégociations de dettes souveraines, pratiques parfois infructueuses et entachées d’arbitraire. Différentes règles sont construites en fonction de l’information dont dispose le régulateur, par exemple sur les dettes bilatérales ou sur la volonté de pratiquer le netting - ou compensation - des positions.

Ces travaux, parcellaires et schématiques, sont guidés par une préoccupation : mieux comprendre comment améliorer la stabilité du système financier. Une règle de résolution cherche à éviter des disruptions en chaine et l’exportation vers le secteur non financier. De même, la nature de la compétition entre les chambres de compensation - en particulier, leur différenciation et les effets de race to the bottom (nivellement par le bas) - influence leur stabilité, ce qui a motivé notre étude.

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Références :
(1) Dodd-Frank Wall Street Reform and Consumer Protection Act (2010) aux États-Unis et EMIR - European Market Infrastructure Regulation (2012) dans l’Union Européenne.
(2) Projet financé par l’ANR : https://anr.fr/Project-ANR-18-CE26-0015
(3) Gabrielle Demange et Thibaut Piquard, On the market structure of central counterparties in the EU, hal-03107812.
(4) Gabrielle Demange, Resolution rules in a system of financially linked firms, 2020, hal-02502413.
(5) Gabrielle Demange, On the resolution of cross-liabilities, 2021, à paraître.
(6) Par exemple, la Réserve Fédérale de New York exigea une résolution « à chaud » à un consortium de dix banques afin de sauver le fonds LTCM de la banqueroute en 1998.


Une nouvelle chaire de recherche : « Politiques éducatives et mobilité sociale »

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La Fondation Ardian - sous l’égide de la Fondation de France, la DEPP - Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance du Ministère de l’Education nationale, de la Jeunesse et des Sports, et l’Ecole d’économie de Paris (PSE) créent la chaire de recherche « Politiques éducatives et mobilité sociale » au sein de PSE.

Portée par Luc Behaghel (PSE, INRAE) et Julien Grenet (PSE, CNRS), cette chaire a pour ambition de mettre en lumière les mécanismes de l’accès inégal à l’éducation et de déterminer les politiques et les actions susceptibles de les corriger. Ce sujet central pour l’ensemble des citoyens mobilise au quotidien les pouvoirs publics mais aussi les mondes associatif et philanthropique qui soutiennent et déploient un nombre considérable d’actions auprès des jeunes et des familles.

La Fondation Ardian, la DEPP et PSE entendent faire de la chaire « Politiques éducatives et mobilité sociale » un espace privilégié d’échanges entre la recherche et l’action. L’objectif est, notamment, d’améliorer le niveau d’éducation des populations les plus en difficulté, en identifiant les leviers les plus efficaces. Par des travaux originaux et rigoureux, les équipes scientifiques souhaitent ainsi contribuer à relever le défi d’une politique éducative plus efficace, plus innovante, et prenant en compte les nouvelles technologies.

De la petite enfance à l’enseignement supérieur, les chercheurs s’intéressent en particulier aux procédures d’affectation des élèves et à la mixité sociale, à la gestion des enseignants et aux méthodes pédagogiques, à la mobilité sociale et à la démocratisation de l’accès à l’éducation, aux inégalités filles-garçons, ou encore aux politiques de remédiation et de discrimination positive.

Les activités principales de la chaire sont l’organisation d’événements scientifiques et d’ateliers d’échanges, l’invitation de chercheurs et le financement de thèses, le soutien de travaux académiques et la diffusion des résultats afin de nourrir le débat public.

Accéder à la page dédiée à cette chaire


« Mon travail consiste à réinterroger et améliorer les méthodes économétriques »

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Xavier D’Haultfoeuille est professeur d’économie au CREST-ENSAE. Il est chercheur invité à PSE - École d’économie de Paris en 2020-2021. Accéder à son site personnel

POURRIEZ-VOUS NOUS PARLER DES SPÉCIFICITÉS ET DES ENJEUX DE VOS THÈMES DE RECHERCHE, À SAVOIR : L’ÉCONOMÉTRIE THÉORIQUE ET L’ÉCONOMIE INDUSTRIELLE EMPIRIQUE ?
L’économétrie théorique est une discipline à l’interface entre les statistiques et l’économie qui consiste à développer des méthodes statistiques pour essayer de mesurer au mieux des quantités économiques diverses. Ces méthodes peuvent être utilisées pour évaluer l’efficacité d’une politique publique, par exemple, en déterminant si les objectifs qui lui étaient assignés ont été atteints ou non mais aussi en mesurant la certitude de cette prédiction. Ce dernier point m’intéresse tout particulièrement. L’économie industrielle empirique est une discipline où l’on essaye de comprendre, par exemple, comment les consommateurs choisissent des produits ou comment les entreprises se font concurrence. Là encore, ce qui m’intéresse le plus est lié à l’efficacité des politiques publiques et aux problématiques qui en découlent : faut-il autoriser des fusions entre entreprises ? faut-il prendre des mesures « anti-discrimination » par les prix ?

COMMENT VOTRE INTÉRÊT POUR CES RECHERCHES EST-IL NÉ ?
Sans pour autant songer directement à l’économie, j’ai toujours été attiré par le monde de la recherche. C’est lors de mes études à l’ENSAI en tant qu’élève attaché de l’INSEE que j’ai développé un goût pour les statistiques et pour la théorie des sondages. Mais, très vite, je me suis rendu compte que les compétences en économétrie étaient bien plus valorisées à l’INSEE que celles sur les sondages, ce qui peut paraître assez paradoxal. Je suis donc entré à l’ENSAE en intégrant un Master d’économie avec une forte composante économétrique. Finalement, j’ai réalisé que les questions appliquées auxquelles on pouvait répondre grâce à l’économétrie m’intéressaient tout autant. Même si c’est une composante qui est plus annexe de mon travail, j’ai aussi été amené à m’intéresser à des questions beaucoup plus empiriques, notamment autour de problématiques d’éducation ou d’économie industrielle.

LESQUELS DE VOS RÉCENTS TRAVAUX VOUS ONT PARTICULIÈREMENT MARQUÉ ?
Il y a deux travaux dont je souhaiterais parler. Le premier est un article co-écrit avec Clément de Chaisemartin qui a reçu beaucoup d’attention de la part des économistes (1) ; ce qui est très valorisant pour nous puisque nos travaux s’adressent non pas seulement aux théoriciens ou économètres, mais visent aussi directement des économistes appliqués. Dans cet article, nous reprenons un certain type de modèle linéaire très utilisé en pratique pour estimer des effets de politiques publiques. Notre article examine les propriétés de ces régressions lorsque les effets ne sont pas constants. Nous prenons pour exemple un papier de Matthew Gentzkow, Jesse M. Shapiro et Michael Sinkinson dans lequel ils utilisent une telle régression pour estimer l’effet des journaux sur la participation électorale aux États-Unis (2). Si l’effet des journaux n’est pas le même d’un comté à l’autre et varie aussi dans le temps, ce qui est fort probable, ces régressions peuvent estimer un effet très éloigné de l’effet moyen. Nous proposons alors une autre méthode pour résoudre ce problème.

Le second article dont je souhaite parler a été co-écrit avec Laurent Davezies et Yannick Guyonvarch, deux de mes collègues au CREST (3). Dans celui-ci, nous nous intéressons aux tableaux échangeables de données. C’est un modèle probabiliste utile pour considérer les données de réseau ou d’interactions. Les flux commerciaux entre pays en sont un exemple où chaque observation correspond à une paire de pays, l’un exportateur et l’autre importateur. On peut alors s’attendre à ce que deux de ces paires soient dépendantes chaque fois qu’elles partagent au moins un pays, en raison des spécificités de ce pays en termes de commerce international. En raison de ces corrélations, les méthodes classiques pour quantifier l’incertitude ne sont plus valables. Notre article vise à développer de nouvelles méthodes pour ce type de données.

VOUS ÊTES COORDINATEUR DU PROJET OTELO - ON TREATMENT EFFECTS ESTIMATION USING LONGITUDINAL DATA (4). POURRIEZ-VOUS NOUS EN DÉCRIRE LES OBJECTIFS ?
C’est un projet très collectif dont le but est d’essayer de développer de nouvelles méthodes pour estimer les effets de politiques publiques dans différents cadres avec des données dites « longitudinales ». Cela peut être des données de coupes répétées, où l’on observe une quantité d’intérêt (niveau de salaire, d’éducation) à différentes dates et pour des individus différents, et les données de panels, où l’on va suivre les mêmes individus au cours du temps. Nous essayons de voir à quel point ces données nous permettent d’estimer des effets de politiques publiques à l’aide de modèles soit linéaires, soit non linéaires.

VOUS ÊTES À PSE DEPUIS LA RENTRÉE 2020 ET JUSQU’EN AOÛT 2021. COMMENT SE DÉROULE VOTRE SÉJOUR ?
Les échanges ne manquent pas et j’apprécie beaucoup de pouvoir m’entretenir régulièrement avec les autres chercheurs ! Il est vrai qu’en raison des dispositions sanitaires, je n’ai pas encore vraiment pu me rendre compte de toute la richesse de PSE : il manque notamment les séminaires et événements qui s’y tiennent en présentiel. Toutefois, l’institution a parfaitement su s’adapter et maintenir ses activités à distance. J’aime beaucoup le nouveau séminaire d’économétrie dont la mise en place coïncide justement avec mon arrivée. J’apprécie également le groupe de lecture autour de l’économétrie mis en place par Luc Behaghel l’année dernière et réunissant chercheurs et doctorants : le but de ce groupe est de se forger une culture commune et de réfléchir ensemble à de nouveaux papiers ou de nouvelles idées en économétrie qui pourraient être appliquées. Cela m’a permis de réaliser que beaucoup d’étudiants sont déjà très intéressés par ces sujets méthodologiques !

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Références :
(1) De Chaisemartin, C. et X. D’Haultfœuille (2020), « Two-Way Fixed Effects Estimators with Heterogeneous Treatment Effects. » American Economic Review, 110 (9) : 2964-96.
(2) Gentzkow, M., Jesse, M. S. et M. Sinkinson (2011), « The Effect of Newspaper Entry and Exit on Electoral Politics. » American Economic Review, 101 (7) : 2980-3018.
(3) Davezies, L., X. D’Haultfoeuille et Y. Guyonvarch (2020), « Empirical Process Results for Exchangeable Arrays », Annals of Statistics, à paraître.
(4) https://anr.fr/Project-ANR-17-CE26-0015


Construire la richesse économique : une perspective historienne

Jérôme Bourdieu - Professeur à PSE, Directeur de recherche à l’INRAE. Accéder à son site personnel

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Construire la chronologie d’un processus historique, définir les périodes temporelles dans lesquelles il se déroule, avec ses ruptures et ses crises, identifier des régimes durables, distincts et cohérents dans leur nécessité interne et interagissant par la logique de leur succession, forment un ensemble de tâches essentielles au métier d’historien. Et ces interrogations sont cruciales pour quiconque étudie l’évolution de la richesse économique dans la longue durée. Définir des périodes historiques conduit en réalité à une sorte d’injonction contradictoire que l’on voudrait présenter ici et qui consiste, d’une part, à vouloir soumettre les évolutions historiques à un cadre d’analyse unique et, en cela, anhistorique et, d’autre part, à tenter d’identifier des périodes, éventuellement consécutives et interdépendantes, mais dotées de logiques propres et autonomes et, de ce fait, en partie incomparables.

LA PÉRIODISATION COMME OUTIL DE STRUCTURATION DE L’HISTOIRE
Une première perspective consiste à envisager la durée totale d’un processus économique dans un ensemble de durées historiques. Dans le cas de l’accumulation de richesse économique au cours de la révolution industrielle jusqu’à l’amorce d’un État providence après 1945, il s’agit d’établir le lien entre les trajectoires des patrimoines individuels, leur distribution, et d’autres grandeurs caractéristiques d’une économie telles que le niveau des salaires et des profits, l’investissement, la productivité des facteurs, etc. La périodisation pourra avoir pour rôle de distinguer des phases dans ce processus et d’identifier ses bornes. On peut penser en termes de cycles économiques de différentes amplitudes, définissant autant de périodes séparées par des ruptures historiques dont les plus évidentes seront celles qu’expriment les crises, les guerres ou les changements institutionnels marquants (ainsi 1848, 14-18, 1929 ou 39-45 sont des points de repère difficiles à négliger).

Cette perspective admet ou même suppose qu’il existe quelque chose de suffisamment constant et homogène dans son essence pour que l’on puisse désigner d’un même terme la richesse économique au cours du temps. Outre l’intérêt analytique d’une telle démarche qui permet de mobiliser dans un cadre conceptuel commun des variables économiques universelles, cette approche présente l’avantage de renvoyer à une contrepartie empirique presque immédiate : nous sommes en mesure d’évaluer la richesse économique des individus car nous avons la chance de disposer de sources fiscales exceptionnelles qui évaluent la richesse individuelle lors du décès - ce qui est très certainement la seule source systématique disponible pour observer la richesse économique, même si c’est, de ce fait, au prix d’un biais d’observation important.

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LA RICHESSE ET SA MESURE
Cette première perspective, si commune soit-elle, repose sur une conception de la richesse économique qui soulève toutefois des questions complexes : quel sens donner à une richesse économique considérée comme un phénomène homogène et constant sur une période de temps aussi longue ? Peut-on réellement comparer la richesse économique d’un individu en 1840 avec celle d’un autre observé en 1920 ? Il est certes possible de comparer les valeurs économiques des biens détenus par deux individus à deux points du temps en considérant que ces valeurs correspondent à une sorte d’estimation de ce qu’ils obtiendraient en vendant leurs biens. Mais capture-t-on ce que l’on souhaite observer en tant qu’économiste de la richesse quand on connaît sa valeur vénale ?

En convenir serait un peu comme admettre que l’on sait tout du plomb et de la plume en connaissant leur poids. En réalité, lorsque l’on examine la valeur de la richesse d’un paysan du Languedoc du milieu du XIXe et celle d’un ouvrier du Nord dans l’après-guerre, on compare bien plus que des montants : on croit en fait pouvoir lire derrière ceux-ci quelque chose qui parle de la qualité de vie ou même du bien-être de ces individus. Et lorsque par une sorte de scrupule qui n’explicite pas toujours ses motifs, on compare seulement des positions dans la distribution des montants, on fonctionne en réalité avec le même implicite.

Prendre au sérieux l’idée de périodisation, c’est envisager la possibilité de rompre avec un double biais de perspective : le premier consiste à admettre qu’il existe dans le réel quelque chose d’uniforme et constant que l’on qualifie de richesse économique. Le second admet que la valeur vénale de cette richesse n’est pas une manière parmi d’autres de la mesurer mais constitue la richesse elle-même. Or, définir la richesse par la mesure que fournit sa valeur vénale, c’est considérer que la valeur de la richesse pour un individu correspond à la valeur de sa vente, ce qui est en un sens contradictoire puisqu’il ne l’a pas vendu et c’est bien pour cette raison que l’on peut l’observer. De plus, l’étude de l’origine de la richesse individuelle révèle qu’une partie non négligeable de celle que détient un individu à sa mort a été héritée et est restée pour ainsi dire intouchée tout au long de sa vie.

INSCRIRE LA RICHESSE ÉCONOMIQUE DANS SON CONTEXTE HISTORIQUE
Réduire la richesse économique à sa valeur vénale induit le risque de confondre la valeur de vente et la valeur de pouvoir vendre mais surtout conduit à négliger toutes les autres raisons de détenir de la richesse économique : comme réserve de pouvoir d’achat, moyen d’assurance, garantie, droit d’usage sur certains biens, source de pouvoir de décision économique ou encore de statut social. Toutes ces propriétés sont inscrites de manières différentes dans les éléments qui composent la richesse et elles disparaissent par l’agrégation de leurs valeurs monétaires. Disparaît alors également l’espace des alternatives qui correspondent à chaque usage possible - être propriétaire d’un logement, détenir un montant équivalent d’actions, etc.

Or, l’ensemble de ces usages alternatifs sont inscrits dans des espaces de possibles et, en particulier, dans des contextes historiques qui sont déterminants pour en comprendre le fonctionnement ou le rôle. Dans une société où, pour exercer son activité économique, il faut être propriétaire de ses instruments de production, où l’accès au capital productif se passe dans le cadre familial, où, pour fonder une famille, il faut disposer d’une dot et, encore, où les femmes sont juridiquement mineures, alors le rôle de la richesse économique n’y est pas le même que dans une société où prédominent le salariat et la démocratie salariale, les assurances sociales, l’éducation gratuite et obligatoire, et la retraite à soixante ans.

Il apparaît ainsi que les détenteurs de richesse économique n’ont pas les mêmes intérêts économiques mais aussi politiques dans ces différents contextes. Il en va de même pour tous ceux qui ne possèdent aucune richesse : ce qui définit le rapport à la richesse dans ce cas particulier tient avant tout aux ressources socialement accessibles à ceux qui n’ont rien. Faute de définir la richesse économique parmi l’ensemble des dispositifs sociaux qui, historiquement, donnent un accès individuel à des ressources - ce qui suppose de construire une périodisation des phénomènes économiques, on se laisse bercer par l’illusion de la constance du nominal.


Masters et École d’été PSE : ouverture des candidatures

Les candidatures pour l’ensemble des formations à PSE sont ouvertes !
Pour les programmes de master Analyse et Politique Economiques (APE) et Politiques Publiques et Développement (PPD), les candidatures sont ouvertes jusqu’au 7 mars 2021. APE est une formation généraliste à la recherche en économie théorique et appliquée, et PPD prépare les étudiants à devenir des experts de l’élaboration, de l’analyse et de l’évaluation des politiques.
Le programme de master Economie et Psychologie (EP) offre une formation bi-disciplinaire orientée vers la recherche. Les candidats sont invités à vérifier en ligne les modalités, différentes selon la majeure d’origine et la nationalité.
Les inscriptions pour le master of science Economic Decision and Cost Benefit Analysis (EDCBA) sont ouvertes jusqu’au 15 juillet 2021 : ce MSc s’adresse aux élèves ingénieurs et aux économistes, et propose une formation en évaluation des projets d’investissements dans les domaines de l’énergie, du numérique, des transports et de l’aménagement urbain, ainsi que dans les domaines de la santé et du sport.
Last, but not least : les inscriptions pour chacun des 8 programmes de l’École d’été PSE sont ouvertes jusqu’au 31 mars 2021 (et réouvriront courant avril si des places restent disponibles). Entièrement en anglais, notre École d’été s’adresse aux cadres et salariés du privé et du public, aux chercheurs, ainsi qu’aux étudiants en économie, sciences sociales et finance. Cette nouvelle édition se déroulera du 14 juin au 2 juillet.

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Julia Cagé : des lettres à l’économie des médias

Julia Cagé (APE 2008) - Professeure d’économie à Sciences Po Paris. Accéder à son site personnel, à son profil LinkedIn ou à son compte Twitter

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Julia a découvert l’économie à la fois très tôt et relativement tard. Sa première rencontre avec les sciences sociales date du lycée : à l’époque, elle apprécie tellement cette discipline qu’elle fait le choix de la filière ES (Économique et Sociale) jusqu’à l’obtention de son baccalauréat. Elle continue sur cette voie en classe préparatoire BL (lettres et sciences sociales) au Lycée Thiers à Marseille. Elle en ressort toutefois davantage convaincue par les lettres et la philosophie que par l’économie dont elle considère alors l’enseignement comme éloigné du « réel » dans la manière dont les problématiques y sont abordées. En 2005, elle s’inscrit donc en troisième année de licence de lettres et de philosophie à l’ENS - École Normale Supérieure, pensant un temps avoir tiré un trait sur l’économie et les mathématiques.

Mais contre toute attente, sa rencontre avec Daniel Cohen et son cours « Économie pratique, économie savante » lui font voir l’économie sous un nouveau jour jusqu’à la convaincre de reconsidérer la suite de son parcours : après une Licence en économie à l’Université Paris 1 Panthéon - Sorbonne, elle intègre le Master APE - Analyse et Politique Économiques à PSE qu’elle obtient en 2008. Puis, à la suite d’un premier séjour en tant qu’étudiante invitée à Harvard en 2008-2009, elle rejoint cette université en 2010 pour y poursuivre ses études en doctorat. En 2014, elle soutient sa thèse sur le lien entre information et démocratie puis choisit, la même année, de rentrer en France. Après avoir postulé via le job market international, elle est alors recrutée par Sciences Po Paris en tant que professeure d’économie.

Aujourd’hui encore, elle exerce ce métier avec la même passion qu’à ses débuts, notamment en joignant son intérêt pour ses sujets de recherche - les médias et la démocratie - à une approche pluridisciplinaire, tournée vers les autres sciences sociales. Depuis 2018, elle est également co-directrice de l’axe « Evaluation de la Démocratie » du LIEPP - Laboratoire Interdisciplinaire d’Evaluation des Politiques Publiques (1), un centre de recherche qui réunit économistes, sociologues et politistes, et vise à apporter une diversité de points de vue aux questions de recherche. En juillet 2020, elle crée, avec la Société des Lecteurs et le Pôle d’indépendance du Monde, l’association « Un Bout du Monde » dont elle devient présidente, visant à faire évoluer le modèle économique des médias en encourageant lecteurs et journalistes à participer à leur financement. (2)

Elle travaille actuellement sur la propagation de l’information en ligne, et en particulier sur le rôle que jouent les réseaux sociaux dans les décisions éditoriales des médias. Parmi ses récents travaux de recherche, elle cite notamment un article rédigé en collaboration avec deux chercheurs en informatique, Nicolas Hervé et Béatrice Mazoyer (3) : en construisant une base de données unique réunissant plus d’1,8 milliards de tweets et près de 5 millions d’articles, ils étudient de façon systématique l’impact causal de la popularité des évènements sur Twitter sur l’ensemble de leur couverture médiatique. Et il s’avère être très significatif ; les résultats obtenus les amènent à poursuivre leur étude en s’intéressant désormais au rôle joué par les biais politiques dans la propagation de l’information. À suivre...

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Références :
(1) https://www.sciencespo.fr/liepp/fr/content/axe-evaluation-de-la-democratie-evaldem.html
(2) https://www.unboutdumonde.org/
(3) Cagé, J., N. Hervé et B. Mazoyer (2020), “Social Media and Newsroom Production Decisions”, Working Paper.